Dans son roman La Boîte 1, l'écrivain François Salvaing met en scène un jeune cadre, Patrick Bardeilhan, confronté à un rude défi. Il débute sa carrière de responsable des ressources humaines au début des années 80 dans plusieurs filiales de province d'un groupe parisien. Les maîtres mots de l'entreprise sont alors « projet d'établissement », « cercle de qualité », « dialogue social ». Les missions confiées au jeune Patrick concordent parfaitement avec ses ambitions personnelles et sa vision de l'avenir. Faire des ressources humaines, c'est rendre l'entreprise à la fois plus efficace et plus humaine, plus efficace parce que plus humaine. La mobilisation des salariés repose sur la formation, la participation, le travail en équipe, la responsabilisation... Tel est le discours alors dominant dans les grandes entreprises.
Puis, à la fin des années 80, vient le retournement de tendances. Les difficultés économiques s'accumulent. Les stratégies internationales du groupe et la concurrence acharnée conduisent « la Boîte » à se délester des « canards boiteux ». L'heure est aux licenciements, « dégraissages », « charrettes »... et c'est tout naturellement à Patrick, nouvellement promu directeur des relations humaines, que l'on confie le soin d'effectuer ce travail.
La mort dans l'âme, le jeune cadre devient en quelques mois la bête noire des salariés. Celui qui décide qui va être licencié, et quand, et à quelles conditions. Patrick a soin de mettre en place des plans sociaux (aide au départ, retraites anticipées), de se préoccuper des reconversions et reclassements - ce que l'on nomme « l'outplacement ». Il assume ses nouvelles fonctions avec, tout d'abord, l'espoir de trouver des solutions alternatives, puis avec le lourd poids, sans cesse croissant, de sa mauvaise conscience et des regards accusateurs qui se portent maintenant sur lui.
La Boîte est un roman. Mais il résume bien l'histoire réelle qu'ont vécu nombre de directeurs des ressources humaines (DRH) au tournant des années 80-90, et qui a posé un dilemme crucial pour la gestion du personnel. Comment donc concilier les discours sur « l'entreprise citoyenne », « les valeurs communes », « les ressources humaines » avec les impératifs de la performance ? Comment accorder logique sociale et logique économique ?
On émettra ici l'hypothèse que les instruments de gestion dont se dotent les responsables pour assurer la performance de leur entreprise structurent fortement les choix d'organisation, et en particulier, leur capacité à innover en la matière. En d'autres termes, le conflit entre gestion du social et de l'économique n'existe que si on réduit le social à un coût supplémentaire et on ne pense l'efficacité qu'en terme de gains de productivité à court terme.
Les années 70-80: une convergence formidable
A partir des années 70, plusieurs secteurs de l'industrie sont touchés par la crise. Après trois décennies d'expansion où s'est pourtant installé en France le modèle de « l'entreprise moderne », décrit par Alfred D. Chandler comme celui d'une entreprise intégrée et intégratrice, la grande entreprise découvre sa mortalité. L'exemple le plus marquant est celui de la sidérurgie, qui entre de façon massive dans une phase de restructuration et dans une forte rupture par rapport à ses pratiques antérieures. Le textile, l'automobile et bien d'autres secteurs connaîtront une remise en cause profonde de l'organisation et de la relation de travail.
Ce retournement de tendance arrive juste au moment où l'entreprise s'est lancée dans un nouveau discours sur le social. Les décennies 70-80 découvrent et voient se développer fortement les ressources humaines. Le passage de la fonction « gestion du personnel » à celle de « ressources humaines » marque cette inflexion. Il s'agit de repenser l'organisation et la place des hommes dans l'organisation, de réviser l'articulation entre l'économique et le social. Ce qui se traduit notamment par la mise en oeuvre d'organisations qualifiantes dans le cadre d'une recherche de performance globale. A ce titre, le discours d'Antoine Riboud, P-DG de BSN, tenu à Marseille en 1972, marque un tournant : il y annonce « le double projet économique et social de BSN » et affirme en particulier que « les entreprises les plus performantes pensent solidairement le changement technologique, le contenu du travail et le changement des rapports sociaux internes à l'entreprise ». De façon parallèle, dès la fin des années 70, l'ANACT (Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail) et les syndicats de salariés amorcent des travaux afin d'enrichir les instruments de mesure du facteur travail.