La prostitution est-elle une soumission ?

Mal nécessaire pour les uns, lieu même de la soumission des femmes pour les autres, la prostitution a très mauvaise presse. Est-ce parce que le stigmate qui pèse sur cette sexualité vénale est celui de l'esclave, ou bien au contraire celui de la femme trop libre ?

Entre la fin des années 90 et 2002, le nombre de prostituées étrangères à Paris a augmenté jusqu'à atteindre le nombre de 8 000, selon la préfecture de police, contre environ 350 pour celles que l'on appelle les « traditionnelles ». Face à cette situation, deux chercheuses de l'équipe que je dirige au Laboratoire d'anthropologie sociale 1 ont obtenu un contrat de Sidaction pour enquêter sur la prévention du sida parmi les prostituées de rue ; à peu près au même moment, la mairie de Paris, saisie par de nombreuses plaintes de riverains, a commandé à mon équipe, ainsi qu'à Janine Mossuz-Lavau du Cévipof, une enquête sur la prostitution à Paris, de manière à élaborer une politique adaptée aux nouvelles données. Le présent article s'appuie sur le résultat de ces enquêtes et de leurs suites, car la recherche continue 2.

Une infinité de situations

Parler de la prostitution, c'est mettre dans une seule et même catégorie une infinité de situations. Tout d'abord, il convient de distinguer, encore que la démarcation ne soit pas toujours facile à établir, entre prostitution indépendante et prostitution contrainte. Si les femmes victimes de réseaux mafieux sont toujours contraintes, certaines en fait sont venues se prostituer en Europe occidentale de leur plein gré, mais ignorent en quittant leur pays d'origine les conditions esclavagistes auxquelles elles seront soumises. Et si les femmes dites traditionnelles, en France, qui se sont débarrassées de leurs proxénètes entre 1975 et le début des années 90, sont aujourd'hui indépendantes, certaines ont toujours un mari ou un compagnon qui, ne travaillant pas ou peu, est considéré par la loi comme proxénète et peut, à ce titre, être arrêté à tout moment. Entre les extrêmes, il existe toute une variété de contraintes plus ou moins vives qui permettent ou non aux femmes d'échapper à ceux qui les contrôlent. Ainsi, les Africaines peuvent sortir des filières qui les ont conduites en Europe une fois payées les dettes qu'elles ont contractées pour leur voyage et leurs papiers. Cela ne signifie pas qu'elles peuvent quitter la prostitution, même lorsqu'elles le souhaitent, car les conditions qui leur sont faites dans le pays d'accueil ne leur laissent guère d'alternatives.

Il faut également distinguer entre prostitutions professionnelle et occasionnelle : certaines personnes ne se prostituent que quand le besoin d'argent se fait sentir, d'autres pour s'acheter de la drogue. Elles sont généralement mal vues par les professionnelles qui leur reprochent de ne pas respecter le code de déontologie auquel se réfèrent les « vraies » prostituées. Car un tel code existe qui exige, entre autres, de ne jamais avoir d'orgasme dans le travail. Cette interdiction, rarement transgressée (mais un accident peut toujours arriver), tient à ce qu'une prostituée doit toujours être en état d'extrême vigilance afin de contrôler à chaque instant le déroulement de la passe, pour prévenir toute éventuelle violence de la part du client.

On ne peut pas non plus assimiler les prostituées de luxe et les autres, tant sont élevés leurs tarifs et différentes leurs conditions de travail. Et, bien sûr, on doit distinguer entre hommes, femmes, travestis, transsexuels opérés ou non, hommes se prostituant auprès d'hommes ou de femmes, femmes se prostituant auprès de femmes ou d'hommes... Selon une estimation évidemment révisable, une personne sur trois se prostituant à Paris serait aujourd'hui de sexe masculin.