L'homme postmoderne serait immature, incertain. C'est en tout cas l'avis de plusieurs spécialistes de l'individu, tels le psychosociologue Jean-Pierre Boutinet ou le sociologue Alain Ehrenberg, qui s'interrogent sur les causes et les manifestations de cette redéfinition de l'être humain. Que s'est-il passé pour en arriver à un tel constat ? L'homme sûr de lui, maître de sa propre vie, a-t-il été supplanté par un homme en pleine perte de repères identitaires ? Pour J.-P. Boutinet 1, l'individu a subi de nombreuses mutations depuis les années 60, lorsque l'âge adulte était encore magnifié comme la « période signifiant la véritable entrée dans la vie, l'accomplissement de l'idéal humain »2.
Après celui de l'idéal-type fonctionnel à incarner (que ce soit la mère au foyer, le prêtre ou l'ingénieur), qui exprimait un certain accomplissement de la vie, un nouveau modèle de la vie adulte va émerger : place à l'adulte en perspective. « L'idéologie du changement aidant, l'adulte, dans sa façon de se concevoir, modifie ses repères : il ne se définit plus à travers l'une ou l'autre forme de maturité mais se considère en continuelle maturation. »
De l'individu conquérant à l'individu souffrant
On est donc passé de la perception de l'adulte envisagé comme un être accompli à celle d'un individu en incessante (re)construction. La quête de soi, dans cette nouvelle donne, correspond de plus en plus à un chemin qui débuterait dès la naissance et ne prendrait fin qu'avec la fin de la vie. Mais si la vie avait pu être un long fleuve tranquille, elle semble maintenant davantage s'apparenter aux flots capricieux d'un océan. L'individu se trouve toujours inscrit dans des repères sociaux mais ceux-ci sont fragilisés, remis en question alors qu'ils semblaient relativement immuables, gage d'une stabilité rassurante pour l'être en devenir. Ecole, famille, travail, religion recouvrent autant de domaines de la vie autrefois clairement définis, mais leurs propres mutations les rendent moins structurants pour chacun de nous. Nous voilà placés face à de nombreux défis, le principal étant de devenir pleinement responsables de notre propre personne, de notre destinée.
L'individu doit répondre à l'injonction qui lui est faite d'un projet de vie, à redéfinir constamment selon ses propres décisions. Mais est-il suffisamment armé pour affronter ces changements, qui ne datent que de quelques décennies ? Rien n'est moins sûr. Il semble en tout cas que sa quête identitaire implique le dépassement d'une immaturité qui comporte, pour J.-P. Boutinet, plusieurs facettes : l'immaturité liée à des contraintes de situation déstructurantes, comme le chômage ; l'immaturité face à la complexité croissante de nos environnements, au point que l'individu peut perdre tout sentiment de maîtrise sur ce qui l'entoure et ce qu'il vit ; l'immaturité provenant de l'effacement des repères, entraînant un conformisme ambiant et empêchant l'affirmation de la singularité de chacun ; enfin, celle liée à une incapacité d'anticiper, et au repli sur le moment présent. Ces diverses formes d'immaturité peuvent s'exprimer par des crises, des « blocages momentanés ou durables dans le développement de (ses) capacités d'autonomie ». Mais de manière plus diffuse, l'immaturité de l'adulte peut se manifester dans un manque de reconnaissance identitaire.
Une autre conception résonne comme un écho à la vision de l'individu immature : celle de l'individu incertain. Par « incertain », A. Ehrenberg 3 entend un individu dont les expériences de vie se déroulent sur fond de questionnements sans fin sur sa propre place. Lui aussi insiste sur les responsabilités croissantes que l'individu a le devoir d'assumer, obligation née d'un report sur l'individualité de ce qui était auparavant pris en charge au-dehors, c'est-à-dire les institutions.
Nous sommes dorénavant dans une société de responsabilité de soi, où, d'après A. Ehrenberg, « chacun doit impérativement se trouver un projet et agir par lui-même pour ne pas être exclu du lien, quelle que soit la faiblesse des ressources culturelles, économiques ou sociales dont il dispose ». Car si l'exclusion reste limitée, « le sentiment d'être exclu, le handicap relationnel, le manque d'être sont partout présents : sentiment de l'exclusion culturelle dans un monde où l'offre d'informations est surabondante, peur des adolescents de ne pas réussir aux examens et concours, difficultés des enseignants à s'appuyer sur une culture professionnelle porteuse, etc. ». Situation ambivalente, car l'individu d'aujourd'hui doit tout faire pour rester dans le lien social tout en se centrant essentiellement sur lui-même. La vie, qui était vécue avant tout comme un destin collectif, est maintenant davantage une histoire personnelle, et cette référence à soi comme mode d'action, spécifique de cette nouvelle forme d'individualisme, se retrouve dans tous les aspects de la vie sociale : famille, entreprise, école, religion. Le nouveau « gouvernement de soi » intègre à l'image de l'individu conquérant celle de l'individu souffrant ; souffrant car pour A. Ehrenberg, la contrepartie de l'émancipation, qui fait de chacun de nous notre propre maître, tient au fait qu'après avoir été tiraillés entre le permis et le défendu, nous devons faire face aux dilemmes entre le possible et l'impossible.
Pour l'homme incertain et immature, point d'issue possible vers une identité affirmée et sereine ? Ne fait-il que subir les changements imposés par cette autonomisation, cette responsabilisation de son devenir ? On peut aussi concevoir que la redistribution des rôles soit une source de découvertes sur nous-mêmes. Dégagé de l'emprise des carcans institutionnels, acteur et spectateur des changements sociaux, chacun de nous peut également changer de positionnement et considérer qu'une réelle évolution personnelle est maintenant possible, et affirmer sa singularité. Si l'on en croit Bernard Lahire, partisan de l'idée d'un « homme pluriel » 4, l'individu possède des compétences, des savoirs qui peuvent rester en sommeil, et donc engendrer en lui un sentiment de frustration, d'incompréhension, de malaise : son « moi authentique » (personnel, a-social) ne trouverait pas sa place dans une société aux cadres contraignants.