Entretien avec Jacques Galinier

La renaissance néo-indienne

Comment votre attention a-t-elle été attirée par ce phénomène religieux que vous appelez « néo-indien »en Amérique latine ?

Antoinette Molinié et moi-même menons depuis plus de trente ans des recherches sur des communautés indiennes des Andes et du Mexique. Mais, au cours de nos séjours, nous avons été frappés par l’ampleur de certaines manifestations collectives qui n’avaient rien à voir avec ce que nous observions dans les villages où nous travaillions. Elles se déroulaient en milieu urbain, ou sur des sites archéologiques aussi prestigieux que Sacsahuaman, au-dessus de Cuzco, à Machu Picchu pour le Pérou, sur la pyramide du Soleil à Teotihuacan ou devant le Templo Mayor au cœur de la ville de Mexico. Ces fêtes qui célèbrent le solstice d’été (hiver austral) au Pérou, et l’équinoxe de printemps au Mexique, attirent des centaines de milliers de personnes. De fait, elles ressemblent plus à des pèlerinages qu’à des spectacles de divertissement. On y assiste à des scénographies grandioses, à des défilés en costume inca ou aztèque, accompagnés de musiques « ethniques » et de chants en langue quechua ou en nahuatl, avec des chorégraphies centrées sur l’invocation du Soleil, et bien d’autres rituels tels que des sacrifices d’animaux, des sessions de divination… Leur public excède largement celui des populations de la région : il rassemble des citadins de toutes conditions et des touristes venus du monde entier.

Quelle est l’origine de ces manifestations ?

Au Mexique, il existe, depuis l’époque coloniale, des groupes de danseurs appelés concheros, dont la scénographie et les costumes s’inspirent des manuscrits pictographiques indigènes. Cette danse très photogénique est devenue aujourd’hui le support emblématique de l’indianité triomphante. Au fil des ans, tout en gardant son vieux fonds populaire et colonial, elle s’est transformée en vitrine chorégraphique du mouvement de la Mexicanidad, mouvement nationaliste et xénophobe se réclamant de l’autochtonie aztèque. Ce parti, apparu dans la première moitié du xxe siècle, n’a jamais réussi à constituer une véritable force politique sur l’échiquier des partis, mais s’est investi dans la promotion de la culture et de la cosmologie aztèques comme socle de la civilisation, de l’identité mexicaine. Selon cette doctrine, seuls les Aztèques seraient authentiquement mexicains. Leur objectif est la restauration de l’empire préhispanique de l’Anahuac (vallée de Mexico) et de sa civilisation. Au passage, ils ont expurgé cette culture de tous ses aspects violents et guerriers pour en faire une sorte de philosophie de la nature, une morale civique et une science à base d’astronomie ancienne. Dans les années 1980, ce mélange de folklore, de nationalisme et d’écologisme doux a commencé à attirer non seulement les touristes amateurs d’archéologie, mais toutes sortes de gens à la recherche de visions du monde alternatives, de spiritualités anciennes, de croyances magiques et de techniques de développement de soi. Le résultat est qu’aujourd’hui, à Teotihuacan, près d’un million de personnes envahit la pyramide du Soleil au printemps. Une grande partie sont des citoyens mexicains, mais nombre d’étrangers y figurent, catholiques, protestants, adeptes du New Age, voire des soufis turcs et des lamas tibétains.
A Cuzco, l’Inti Raymi, la fête du solstice d’été, nous est apparue comme le pendant austral du rituel de l’équinoxe vernal à Teotihuacan, son écho en quelque sorte. C’est un autre exemple de célébration reposant sur la réactivation d’une culture préhispanique, celle des Incas, amplement promue par des intellectuels universitaires et soutenue par des élus locaux. Le public est assez similaire, mais, depuis quelques années, on assiste à une récupération de ce mouvement par l’appareil politique de l’Etat péruvien : en 2001, le président Alejandro Toledo, qui se revendiquait « métis », a obtenu d’être intronisé à la mode inca sur le site de Machu Picchu. Au Mexique, l’appareil d’Etat et les partis qui occupent la scène politique et les élites sont déconnectés du mouvement que nous étudions. Ce n’est pas le cas au Pérou, où la civilisation inca s’inscrit dans un imaginaire national quasiment officiel.

A travers un certain nombre de préoccupations que l’on perçoit communes : la recherche d’un équilibre avec la nature, la croyance dans les énergies vitales, une conception spiritualiste du cosmos, et puis la critique de la mondialisation. Les publications des néo-Indiens sont très éclectiques et manient toutes sortes de références allant de la philosophie des présocratiques aux archétypes jungiens. Pourquoi les gens sont-ils séduits ? Le phénomène est semblable à celui que l’on a observé en Inde ou au Tibet : ce qui attire le plus les Occidentaux et certains urbains locaux, c’est la perspective d’un développement de soi. Une des pratiques les plus accessibles à l’usager est le néochamanisme, une technique thérapeutique remodelée sur la base d’éléments indigènes contemporains. Sur le Zócalo, la grande place historique au cœur de Mexico, défilent tous les jours des personnages habillés en Aztèques offrant des « purifications » à tout un chacun. Ils mettent en œuvre un mélange de croyances thérapeutiques et cosmologiques empruntées aux savoirs indigènes, mais aussi au . Ils prononcent des formules en langue nahuatl, reprises des travaux des historiens et des ethnologues. A Cuzco, des mystiques viennent de Californie et de l’Europe du Nord pour aller à la découverte du nouvel Inca qui doit ressusciter, comme on le dit d’ailleurs dans les communautés. Des notions viennent se couler dans des concepts de la pensée andine. Des rituels sont inventés sur les sites archéologiques, en particulier dans la cathédrale de la néo-indianité qu’est devenu Machu Picchu. Le chamanisme simplifié se combine très bien avec les religions en place, catholique ou autres. En ville, on n’est pas néo-indien à temps complet.Au Mexique et au Pérou se détachent quelques cérémoniels qui jouissent d’un certain rayonnement. Le recteur de l’université de Cuzco, par exemple, endosse en même temps l’habit du ritualiste néo-inca. Il est une figure reconnue. Au Mexique, il existe des écoles de formation (), copiées du modèle impérial, où l’on enseigne les rudiments de la pensée aztèque. Si nous évoquons le troisième millénaire, c’est surtout parce que la manière dont s’élabore cette pratique est en conformité avec une certaine culture mondialisée : le particularisme se combine avec la communication instantanée à distance, il est possible de mêler divers systèmes de pensée alternative, de s’approprier personnellement ces disciplines, d’en tirer des bénéfices pour son corps. Même s’il n’y a pas de communauté constituée, les promesses sont là : le salut, la prospérité, l’identité collective retrouvée. S’agit-il vraiment d’une religion ? S’il n’y a pas de prophète de premier plan, se développe malgré tout une forme de millénarisme partagé ; l’annonce d’un retour à un âge d’or : les mythes du retour de l’Inca, au Pérou, et au Mexique, de Cuauhtemoc, le dernier résistant aztèque, ont été réactivés par les néo-Indiens. De manière explicite ou non, cela rejoint le thème de l’ère du Verseau annoncé dans le , mais recomposé selon le point de vue des préoccupations historiques des sociétés latino-américaines. Et ce mouvement est trop puissant pour parler aujourd’hui d’un simple effet de mode.Le Mexique abrite plus d’une cinquantaine de groupes ethniques : nahua, mixtèques, zapotèques, totonaques, etc. Ces cultures régionales reposent sur une langue, une mythologie, des rites qui ont été conservés par la tradition paysanne. Le même phénomène s’observe au Pérou. Jusqu’à récemment, ces pratiques ethniques n’avaient aucun rapport avec le néoaztéquisme ou le néo-incaïsme. Mais aujourd’hui, des liens se tissent. Par exemple, il y a quelques années, les Teenek (Huaxtèques) du Mexique oriental s’accrochaient à l’image identitaire de l’Indien colonisé, illettré et soumis. Depuis quelques années, elle vient côtoyer celle de l’Indien impérial, aztèque, comme le négatif et le positif d’une photographie. Au Pérou, les Indiens Q’ero se sont vu attribuer par des archéologues péruviens le titre de descendants directs des Incas. Ils s’en sont longtemps défendus, mais aujourd’hui, ils acceptent cette élection et accomplissent des rites de divination dans la ville de Cuzco, tant dans les banques et les supermarchés que dans les hôtels de luxe… De plus en plus, et c’est ce qui nous a le plus intrigués, le néoaztéquisme et le néo-incaïsme exercent une forte attraction sur les communautés régionales indigènes. Cela nous amène à penser qu’il y a là quelque chose d’assez ouvert et dynamique, susceptible de constituer, dans un proche avenir, les prémices d’une nouvelle religion panaméricaine.