La science classique en chantier

Pour comprendre le développement de la science classique, de Copernic à Lagrange en passant par Galilée, il importe de ne pas s'enfermer dans nos modernes champs disciplinaires. Il s'agit de sai-sir les gestes créateurs et les dialogues de la pensée où convergent la multiplicité des thématiques et des domaines de réflexions.

Le concept de science classique est une dénomination commode pour couvrir l'évolution des savoirs entre le milieu du xvie et la fin du xviiie siècles 1. Au départ, il y a Copernic et sa formulation de l'héliocentrisme ; à l'autre pôle, l'évolutionnisme de Lamarck et la mécanique analytique de Lagrange, qui préparent l'introduction au xixe siècle du darwinisme et du concept physique de champ.

La constitution de la science classique figure parmi les grandes aventures de l'histoire de la pensée humaine. Depuis quelques années, de nouveaux points de vue ont été adoptés, conduisant à une meilleure appréciation de certains secteurs laissés autrefois plus ou moins en friche.

L'étude de la science classique impose maintenant de décrire les milieux, les réseaux, les institutions et les lieux d'enseignement. C'est la naissance, au début du xviie siècle, des premières académies, des cercles savants, d'une nouvelle sociabilité que façonnent de multiples voyageurs et d'importants échanges épistolaires. C'est aussi la transformation des lieux et des contenus de l'enseignement. Ainsi, au tournant des xvie et xviie siècles, une réforme introduite par Christophe Clavius dans les collèges tenus par les jésuites va donner une impulsion aux études des mathématiques dites mixtes, à la frontière entre mathématiques et physique ; un nouvel espace se trouve ainsi dégagé pour des recherches dans le domaine de ce qui va devenir, avec Galilée, la physique mathématique.

L'élaboration d'une Europe savante

De ces réseaux, de ces groupes, de ces cercles, de cette sociabilité surgissent les grandes institutions académiques de la fin du xviie et du xviiie siècles : la Royal Society à Londres, l'Académie royale des sciences à Paris, puis les académies de Saint-Pétersbourg et de Berlin. La science classique ne peut être pensée en dehors de ces multiples échanges internationaux que soulignent les expressions de République des lettres ou d'Europe savante.

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C'est à l'intérieur de cet espace que les nouveautés conceptuelles sont portées, transportées, enrichies. Elles sont l'enjeu de débats qui dépassent largement, par leurs implications sociologiques, philosophiques ou théologiques, nos modernes divisions disciplinaires. En porte témoignage la prolifération des journaux et périodiques (Journal des sçavans, Acta Eruditorum, Philosophical Transactions, Mémoires de Trevoux, etc.) dans lesquels les domaines du savoir sont mêlés et ne constituent pas encore de véritables disciplines.

Aussi, pour rendre compte de la genèse et de l'organisation des connaissances à l'époque classique, pour « revisiter » la science classique, il importe fondamentalement de décloisonner les problématiques traditionnelles de l'histoire des sciences. En particulier, il faut se dégager de l'analyse par champ disciplinaire, qui ne permet pas de saisir les enjeux théoriques essentiels.

Pour ne prendre qu'un exemple, il est très surprenant et finalement très anachronique de séparer, pour la période classique, l'histoire des sciences de l'histoire de la philosophie, et aussi de ce qu'on appelle l'histoire littéraire. Comment penser l'oeuvre scientifique d'un Descartes, d'un Galilée, d'un Leibniz ou d'un Newton indépendamment des choix philosophiques et théologiques qui, sous des formes diverses, gouvernent leurs réflexions ? Inversement, s'il importe de décloisonner les problématiques traditionnelles des champs disciplinaires, ce n'est pas pour autant que doivent se développer des études superficielles mêlant, par exemple, science, sociologie et histoire dans de vastes compositions donnant seulement l'illusion du décloisonnement.

Repenser la science classique exige de saisir l'émergence des territoires et des champs du savoir au moment même de leur constitution, pour en retrouver les questionnements fondamentaux. Il s'agit donc de s'interroger sur les gestes et les moments spéculatifs par lesquels ces champs disciplinaires se sont constitués et organisés. Par exemple, lorsque René Descartes (1596-1650) rédige son Monde ou Traité de la lumière entre 1629 et 1633 (année de la condamnation de Galilée), il invente une nouvelle physique et forge une nouvelle vision du monde.