Lorsqu’en 1924, Marcel Mauss achève de faire paraître l’« Essai sur le don », il est sans doute loin de se douter qu’il vient de signer le principal texte auquel son nom restera attaché. Parmi ses nombreuses occupations – il vient de fonder l’Institut d’ethnologie de Paris –, la politique est au premier plan, soucieux qu’il est de trouver sa place dans le paysage divisé du socialisme français. Les deux cents pages de l’« Essai » reflètent une double préoccupation : celle de faire œuvre scientifique et de donner une leçon de morale sociale. Il s’agit pour lui de montrer que les échanges – et pas seulement la guerre – tiennent une place fondamentale dans les sociétés humaines, même les plus primitives. Pas n’importe quel type d’échange : il ne s’agit ni de commerce ni de troc, mais de coutumes solennelles par lesquelles des peuples de Mélanésie, de Polynésie et d’Amérique pratiquent des offrandes mutuelles. Parmi le vaste parcours ethnographique qu’opère l’« Essai », deux exemples retiennent particulièrement son attention.
Le potlatch est une coutume festive des Indiens de l’Alaska et de la côte pacifique nord-américaine, au cours de laquelle sont distribuées des quantités considérables de biens : nourriture, couvertures, armes et cuivres blasonnés. Considéré comme une bizarrerie nuisible par les colons blancs, le potlatch a la forme d’un défi lancé entre partenaires, d’autant plus marqué que les biens sont parfois ostensiblement détruits. Révélé au monde savant par les écrits de Franz Boas en 1889, le potlatch apparaît comme un acte à la fois absurde, provocant et grave, car la honte qui menace celui qui ne saurait rendre au moins la pareille est très redoutée. F. Boas utilise quant à lui un vocabulaire fort rationnel pour le décrire : notant qu’il s’agit d’un acte qui amène le partenaire à rendre plus qu’il a reçu, il parle de « crédit » et de « prêt à intérêt ». M. Mauss gardera certains de ces mots, pour bien manifester qu’à la différence des « cadeaux », le don est « intéressé ».
Du potlatch au kula
L’autre exemple marquant est le kula de l’est mélanésien décrit par Bronislaw Malinowski en 1922 (1) comme une « forme d’échange intertribal de grande envergure ». Entre les îles Trobriand, les hommes ambitieux établissent des liens d’amitié personnelle en échangeant, toujours dans le même sens de circulation, des colliers soulavas contre des brassards mwalis. Ce sont des objets précieux qui confèrent à ceux qui les détiennent prestige et réputation, mais sont rarement portés, et, selon B. Malinowski, ne circulent pas en dehors de ce type d’échange. Ils n’ont donc pas de « fonction utilitaire ». Ils ne servent qu’à entretenir des liens entre des partenaires individuels, mais qui ont une dimension publique. La procédure est ritualisée : chaque prestation se présente comme un don qui ne peut être refusé et que l’on ne marchande pas. Pour cette raison, les Trobriandais distinguent clairement les échanges kula du troc ordinaire, qu’ils pratiquent également. Mais le présent appelle, à court ou long terme, une contrepartie au moins égale sinon supérieure au premier don, de sorte que les participants au kula vivent en dette vis-à-vis au moins d’un de leurs partenaires : une relation kula dure toute la vie, et se transmet même d’une génération à l’autre. B. Malinowski ne précise pas ce qui se passe en cas de défection, mais évoque des risques de saisie ou de sorcellerie.