Assurer la transmission régulière des institutions et des valeurs d'une génération à une autre est, pour toute société, la condition de sa survie dans le temps. Dans les sociétés traditionnelles, des rituels d'initiation marquent solennellement l'entrée des jeunes dans la communauté des adultes. En même temps que ces rites effectuent et signifient l'incorporation des nouveaux initiés dans le groupe, ils confèrent aux jeunes la responsabilité d'en assurer à leur tour la conti-nuité. Mais « continuité » ne signifie pas « immuabilité » : dans toutes les sociétés, la continuité s'assure toujours dans et par le changement. Ce changement oppose inévitablement les nouvelles générations aux anciennes. Il n'y a, de ce fait, pas de transmission sans qu'il y ait en même temps « crise de la transmission ».
Cependant, dans les sociétés modernes où la rapidité du changement constitue un véritable impératif culturel, cette « crise de la transmission » a profondément changé de nature. Les distorsions entre les univers culturels des différentes générations ne correspondent plus seulement aux adaptations que les données nouvelles de la vie en société rendent nécessaires. Elles localisent de véritables fractures qui atteignent en profondeur les identités, le rapport au monde et les capacités de communication des individus. Elles correspondent à un remaniement global des références collectives, à des ruptures de la mémoire, à une réorganisation des valeurs qui mettent en question les fondements mêmes du lien social. Toutes les institutions de socialisation (famille, école, etc.) sont confrontées à cette discontinuité culturelle qui les contraint à une redéfinition de leur mission.
Dans le domaine religieux, les enquêtes récentes 1 font apparaître à la fois une mutation sans précédent de la croyance chez les jeunes, et un doute manifesté par la génération adulte quant à l'importance même de la transmission. Ainsi, un sondage montre que 4 % seulement des parents retiennent la foi religieuse parmi les qualités importantes à encourager chez les enfants. Cela ne signifie pas que les parents en question soient étrangers à toute croyance. Mais la croyance religieuse est devenue à leurs yeux une affaire de choix personnel, et elle n'est pas nécessairement associée à l'obligation de transmettre. Le thème du « droit au choix » laissé aux enfants leur permet couramment de justifier leur refus, explicite ou implicite, d'agir eux-mêmes comme agents de la transmission religieuse. Ce thème fait écho au souhait exprimé par les jeunes de « pouvoir choisir leur religion » (s'ils jugent nécessaire d'en avoir une) en fonction de l'affinité qu'ils ressentent avec telle ou telle tradition 2. Toutes les institutions de socialisation sont confrontées à cette mutation. Mais l'ébranlement qui en résulte est d'autant plus grave, dans le cas des institutions religieuses, que la transmission engage - au-delà de la reproduction institutionnelle proprement dite - ce qui est au principe même de leur existence, à savoir la continuité de la mémoire qui les fonde. Toute religion implique en effet une mobilisation permanente de la mémoire collective.
Dans les sociétés traditionnelles, où l'univers symbolico-religieux est structuré par un mythe rendant compte à la fois de l'origine du monde et de celle du groupe, la mémoire collective est entièrement contenue, de fait, dans les structures, l'organisation, le langage, les pratiques quotidiennes.
Dans les sociétés où prévalent des religions fondées, la mémoire religieuse est l'enjeu d'une réélaboration permanente de la part des communautés de foi qu'elle réunit. Le groupe religieux donne un sens à son expérience présente en la rapportant à un événement fondateur (la promesse faite au peuple élu, la mort et la résurrection de Jésus de Nazareth, l'expérience du Bouddha, le parcours de Mahomet, etc.) qui contient son avenir. Il se constitue ainsi, objectivement et subjectivement, comme une lignée croyante mettant en oeuvre - à travers le culte, l'étude, l'observance, l'exercice spirituel... - le travail spécifiquement religieux de l'anamnèse, qui est « acte de faire mémoire » 3.
Au principe de toute croyance religieuse, il y a la croyance dans la continuité de cette lignée des témoins au sein de laquelle on transmet, de génération en génération, la révélation d'une vérité, la promesse d'un accomplissement à venir, le chemin d'une sagesse. Dans cette perspective, la transmission religieuse ne consiste pas seulement à assurer le passage d'un contenu de croyances d'une génération à l'autre. Elle est le mouvement même par lequel la religion se constitue comme telle à travers le temps : elle est la fondation continuée de l'institution religieuse elle-même.