La tyrannie de la beauté

La beauté est injuste. Elle crée des inégalités entre individus qui, bien que non dites, ont de très fortes implications sur le marché de l’amour ou sur celui du travail. Par Jean-François Dortier.

On peut débattre sans fin de la beauté. La laideur, elle, est indiscutable.

Dans Les Mots (1964), Jean-Paul Sartre se rappelle comme d’un véritable traumatisme le jour où, à l’âge de 7 ans, on lui a coupé les cheveux. Jusque-là, il portait une longue chevelure blonde et bouclée qui cachait un visage enfantin. Mais d’un seul coup sa nouvelle coiffure va révéler à la famille ce qu’elle n’avait pas voulu reconnaître : l’enfant est très laid et il louche. C’est l’effroi quand il rentre à la maison, tondu. Sa mère s’enferme dans sa chambre pour pleurer. Son grand-père est atterré. Il « avait confié au coiffeur une petite merveille, on lui avait rendu un crapaud : c’était saper à la base ses futurs émerveillements. » Plus tard, grâce à son génie, Sartre saura compenser sa laideur – sa taille de nabot, son regard de travers, sa voix nasillarde – et deviendra un vrai séducteur.

Mais tous les laiderons n’ont pas du génie, et sur eux pèse une malédiction. Car la laideur physique est un lourd handicap, sur le marché de l’amour comme sur le marché du travail. Dans L’Histoire de la laideur (1), Umberto Eco rapporte le destin peu enviable de ceux que la nature a défavorisés. L’histoire réserve un sort piteux à ceux qui ont eu le malheur de naître difformes, hideux, sans grâce. Dans la peinture occidentale, la laideur est associée à la souffrance, l’enfer, les monstres, l’obscène, le diable, la sorcellerie, le satanisme. Car la laideur suscite le dégoût, mais aussi la peur, la dérision, au mieux la compassion. Dans l’imaginaire populaire, la laideur a toujours été associée à la méchanceté, à la folie, à la bêtise. Jérôme Bosch peint des êtres difformes qui peuplent l’enfer. Dans les contes populaires, la sorcière a toujours été dépeinte comme une femme vieille, méchante et « laide » : nez crochu, sourire satanique, dos courbé, menton en galoche. La laideur a souvent été assimilée à ce qui est tordu, courbé, fripé, ridé, balafré, difforme, petit, gros, gras et vieux.

La beauté est-elle universelle ?

Les traits associés à la laideur dessinent en creux les critères de la beauté que l’on assimile souvent à un corps jeune, symétrique, lisse, droit, mince, grand. Reste à savoir si ces canons sont universels. La question oppose deux camps. Pour les historiens comme Georges Vigarello, « rien de plus culturel que la beauté physique» (2). La peinture fournit des preuves évidentes de la relativité des canons de beauté selon les époques. Il suffit de voir comment l’on a peint les Trois Grâces au fil du temps (encadré p. 40) . La littérature fournit aussi un précieux témoignage : Ronsart vante la « divine corpulence » de sa belle ; Alexandre Dumas s’extasie sur les charmes d’une amoureuse « hardie de poitrine et cambrée de hanches » .

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Les anthropologues ont de nombreux arguments montrant la relativité des critères selon les sociétés. Les femmes mursi appelées « négresses à plateau » n’ont rien pour charmer le regard des Occidentaux ; les pieds de certaines Chinoises, atrophiés par des bandages, avaient, paraît-il, leur charme au regard des hommes ; les vénus hottentotes arborent des fessiers hypertrophiés très prisés des Bushmen, etc.