Le marché des singularités

Le choix d’un bon roman, d’un bon restaurant ou d’un bon médecin n’obéit pas aux mécanismes de l’échange décrits par la science économique. Ces marchés sont équipés de divers dispositifs (guides, palmarès…) sans lesquels le consommateur ne pourrait faire son choix.

Les principes de la théorie économique néoclassique – les prix varient en fonction de l’offre et de la demande, la concurrence se fait par les prix, l’intérêt est le mobile universel – font partie de nos façons de penser. Leur évidence vaut vérité. Cependant, bien des pratiques ordinaires leur sont étrangères. Pour choisir un film ou un roman, un médecin ou un avocat, le prix n’est généralement pas notre premier critère. Le langage l’exprime à sa manière : nous cherchons un « bon » film, roman, médecin ou avocat quelle que soit la signification attribuée à « bon ». De même, sur les marchés des singularités (œuvres artistiques, produits culturels, services professionnels personnalisés…), la concurrence par les qualités l’emporte sur la concurrence par les prix. Ces anomalies traduisent l’inadéquation de la théorie standard à une réalité particulière. L’économie des singularités fixe ainsi une limite à la généralité de la théorie économique néoclassique en rendant compte des marchés qui ne fonctionnent pas comme les marchés standard (1).

Pour la théorie standard, la principale division de l’univers de la marchandise passe entre les produits standardisés et les produits différenciés (2). Pris ensemble, ces derniers font partie d’un monde unique marqué par un système d’équivalences généralisées. À condition de ne pas reconnaître le particularisme d’un sous-ensemble de produits que nous nommons singuliers et dont on démontre qu’ils sont irréductibles à la coordination néoclassique.

 

Des biens et services singuliers

Trois traits combinés définissent les singularités. Tout d’abord, elles sont incommensurables : entre Rembrandt et Piet Mondrian, Wolfgang Amadeus Mozart et Richard Wagner, les Beatles et les Rolling Stones, aucune hiérarchie de qualité n’est justifiable en toute généralité. Ce qui n’exclut nullement de les classer selon des critères qui relèvent de points de vue particuliers individuels ou collectifs : « Je reconnais que Mozart et Wagner sont tous deux de grands compositeurs, mais personnellement je préfère Mozart. » La réversibilité est toujours ouverte.

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Ensuite, elles sont multidimensionnelles comme le sont d’ailleurs tous les produits marchands. Mais jusque dans les années 1960, et la théorie générale proposée par Kelvin Lancaster, cette réalité ne pouvait être prise en compte par l’analyse économique. Avec la nouvelle solution, tout produit est considéré comme composé de « caractéristiques » porteuses d’utilité, immuables, indépendantes et combinables entre elles. Les produits sont assimilés à des « paniers de caractéristiques » et leurs prix résultent de l’addition des prix des composantes du panier (3). Par exemple, on peut composer et décomposer le logement selon les caractéristiques qui contribuent à la formation de son prix global : une pièce supplémentaire, un parking, une cuisine équipée, un balcon… Mais ce qui vaut pour les biens différenciés ne s’applique pas aux singularités parce que leurs caractéristiques ne sont pas des agrégats (avec des caractéristiques univoques que l’on pourrait ajouter ou soustraire), mais des systèmes fondés sur l’interdépendance des caractéristiques. Comment identifier « objectivement » les composantes d’un « bon » vin ou d’un « bon » roman ? Les singularités échappent à la théorie standard car elles sont indivisibles.

Enfin, l’échange des singularités est dominé par l’incertitude sur la qualité qui implique que la qualité d’un produit ne peut être évaluée qu’après l’achat : on ne peut, par exemple, connaître la valeur du médecin ou de l’avocat qu’après l’avoir mis à l’épreuve. Cette incertitude occupe une position croissante dans l’analyse économique à partir des années 1970 et justifie la construction et l’usage de deux nouvelles catégories de produits : les « biens d’expérience » et les « biens de confiance ». Ceux-ci, pour aller à l’essentiel, se distinguent entre eux par leur degré d’incertitude : plus faible dans le premier cas que dans le second. Malgré cette différence, les deux catégories de biens font partie du même univers puisqu’elles relèvent, pour reprendre la distinction de Frank Knight, du « risque » (l’incertitude peut être réduite ou levée par le calcul des probabilités) et non de « l’incertitude » dite aussi « radicale » qui, elle, est irréductible à la connaissance et au calcul. C’est cette incertitude radicale, activement refoulée par les économistes néoclassiques, qui caractérise les singularités. Elle comporte quatre conséquences majeures : elle transforme l’achat en promesse, elle explique que même après l’achat, l’évaluation de la qualité puisse demeurer problématique par suite de l’ambiguïté de la singularité – comment évaluer l’efficacité de l’intervention d’un médecin faite dans l’urgence, la sous-information et l’état critique du patient ? –, elle ne peut être levée par la seule extension de la connaissance et du calcul, enfin, associée au libre jeu de la concurrence, elle conduit, comme George Akerlof l’a démontré, à l’autodestruction du marché (5).