Pratiques culturelles

Le mélange des genres

Théâtre, télévision, concert de rock ou de jazz... Le constat est désormais bien établi : les individus, notamment au sein des classes supérieures, montrent une forte tendance à l'éclectisme en matière de pratiques culturelles. Mais les interprétations divergent : cela veut-il dire que les hiérarchies culturelles se sont dissoutes ? Ou bien se sont-elles simplement déplacées ?

C'est une spécificité hexagonale : en France, l'interrogation scientifique sur les pratiques culturelles a été depuis bientôt trente ans dominée par la question des inégalités de classe. La raison principale est sans doute la publication, en 1979 et au terme de toute une série de travaux empiriques, du maître ouvrage de Pierre Bourdieu, La Distinction 1, qui a dressé un cadre théorique très solide pour analyser les liens entre la culture et le social.

L'apport de l'ouvrage était de mettre en évidence une correspondance entre la hiérarchie des pratiques culturelles et la hiérarchie des groupes sociaux. Dessinant le portrait des cultures de classes en France, P. Bourdieu montrait que les pratiques les plus légitimes, c'est-à-dire celles auxquelles il est reconnu une valeur supérieure aux autres (« LA » culture telle que la promeuvent les institutions, en premier lieu l'école), sont accaparées par les classes supérieures : opéra, théâtre, musique classique, musées... Les classes moyennes, elles, devaient se contenter de pratiques culturelles « dégriffées », c'est-à-dire des « formes mineures des pratiques et des biens culturels légitimes » : opérette plutôt qu'opéra, revues de vulgarisation plutôt que revues savantes, monuments et châteaux en lieu et place des musées et galeries d'art, jazz, photographie... Les classes populaires, enfin, étaient essentiellement définies par leur (auto)exclusion du domaine de la culture légitime (« c'est pas pour nous »), se contentant, en matière de musique par exemple, d'œuvres « légères » ou de musique savante dévalorisée (Le Beau Danube bleu, La Traviata, L'Arlésienne), mais surtout de « chansons totalement dépourvues d'ambition ou de prétention artistiques » comme celles de Luis Mariano, Georges Guétary ou Petula Clark (l'enquête est réalisée dans les années 1960...).

Diversité à tous les étages

Vingt-cinq ans après, ce schéma ne semble plus pouvoir être reconduit tel quel. Certes, les inégalités face à la culture légitime sont toujours aussi flagrantes, mais le paysage culturel a connu de profonds bouleversements, avec notamment la montée en puissance des industries culturelles, de la télévision et d'Internet, ou l'apparition de nouveaux genres musicaux comme le rap... Ces mutations font ressortir rétrospectivement combien les différentes formes de la culture de masse sont absentes dans La Distinction. Tout se passe comme si, en se focalisant sur la culture légitime et son inégale appropriation, le sociologue avait retraduit scientifiquement la hiérarchie culturelle qu'il mettait en évidence, en concentrant son regard sur les classes dominantes, leurs fractions, leurs compétitions internes, et ne regardant que de loin, du haut de la pyramide sociale en quelque sorte, les pratiques les plus « vulgaires », c'est-à-dire les plus communes.