Catégorie socioprofessionnelle la plus représentée à l'hôpital où elles occupent la position inconfortable d'intermédiaires entre aides-soignantes et patients, les infirmières exercent leur métier dans des conditions de plus en plus difficiles depuis les années 80 1. Une longue immersion dans les coulisses de différentes unités de soins parisiennes 2 dévoile les effets jusqu'alors peu étudiés de leur cohabitation avec la maladie, la souffrance et la contagion, aux sens anthropologiques des termes 3 : courte durée d'exercice sur le terrain, surinvestissement dans des conflits entre sous-groupes infirmiers, désinvestissement professionnel auprès de certains patients.
Comment les professionnelles parviennent-elles néanmoins à exercer ? Et jusqu'à quel point peuvent-elles s'impliquer dans une proximité privilégiée avec le malade 4 ?
Entre l'infirmière piqueuse et la femme maternante
De 7 à 13 heures, les services de soins sont balayés par les chassés-croisés de professionnels, focalisés sur l'accomplissement coordonné d'une multitude de tâches fortement hiérarchisées. Dans le local infirmier, l'infirmière tente d'expliquer aux deux élèves infirmières comment réaliser des dosages d'Héparine, non sans les avoir prévenues : « C'est moins intéressant que les prises de sang, mais mieux que de faire des nursings (soins d'hygiène et de confort) ». L'une des apprenties infirmières acquiesce : ce matin, elle n'a fait que des toilettes et regardé un changement de perfusion, « c'est même pas le boulot d'une aide- soignante ! ».
Les futures infirmières se retrouvent ensuite très vite seules avec leur supérieure qui les chahute un peu, non sans malice : « Ici, vous allez en baver, on va vous faire travailler et je vous préviens que les sonnettes des malades ne marchent pas. C'était prévu de les réparer depuis août. »
De nombreuses anciennes infirmières avouent avoir été formées sur le tas à leur métier par des aides-soignantes, le plus souvent âgées, faisant officiellement ou officieusement fonction d'infirmière. Ces apprentissages informels sont souvent émaillés de discours de mise en garde, parfois volontairement crus, préparant les recrues aux dysfonctionnements chroniques de l'institution (de matériel, de personnel), mais aussi aux conflits au sein des équipes et aux limites de leurs relations avec le malade imposées par leur future fonction. D'ailleurs, lorsque l'élève infirmière veut repiquer une malade à sa demande, l'infirmière lui dit d'abandonner : « Si on commence à écouter les malades, on ne s'en sort pas. Ici, il ne faut pas en faire trop, c'est mal vu, et après ça devient une habitude. »
Les premières périodes d'apprentissage des jeunes infirmières sont particulièrement éprouvantes. Il faut parvenir en trois ans à acquérir de l'assurance dans l'exécution de petits gestes techniques spécialisés prescrits par le médecin, souvent craints par le malade mais fer de lance de l'identité professionnelle des infirmières françaises ; réaliser des toilettes avec les aides-soignantes ou les agents hospitaliers qui, souvent, précèdent l'infirmière au chevet du malade, sans pour autant être trop directement confrontée à des corps à corps complexes, peu reconnus, voire dévalorisants dans l'histoire de la médecine 5. Autrement dit, il faut surtout passer sans dommage des simples initiations sur mannequin, des « réapprentissages du toucher » entre élèves, à des épreuves corporelles plus douloureuses : participer, dès la première année d'école, à des stages en institution, avec cette fois de vrais malades, s'exposer directement à la nudité du sexe opposé, à la phase ténue entre la vie et la mort, aux états de conscience fluctuants de certains patients. Est-ce que la personne âgée dans le coma entend ce qu'on lui dit ? Est-ce que le malade du sida souffre encore, malgré la morphine ? Or, « il ne faut pas surestimer ses propres capacités à prendre sur soi la détresse du malade » ; « être infirmière, ça ne veut pas dire être insensible à la vue du sang, de la maladie. Nous sommes toutes vulnérables, et le malade ne renvoie pas que des choses positives », expliquent des élèves.