« La flèche » ( speedy ), tel est le sobriquet de Frederick Winslow Taylor à l'usine, tant le souci de la vitesse et de la performance est prégnant chez lui. S'il fallait lui trouver des circonstances atténuantes, on pourrait évoquer une éducation qui ne lui a guère donné l'occasion d'être un contemplatif. Entre les études, la pratique intensive du sport et... ses insomnies, le jeune Taylor ne connaît pas l'inactivité. Aussi, lorsque suite à des problèmes de santé, il interrompt ses études et pénètre l'univers de l'usine, il est effaré par le manque d'entrain des ouvriers. Dans ses premiers écrits, et notamment la Direction des ateliers (1907), il souligne la « flânerie systématique » des ouvriers.
Qu'est-ce que cela signifie ? Elle est « systématique » dans le sens où elle est permanente et généralisée. Permanente, car les ouvriers semblent exécuter leur tâche au ralenti, et généralisée, car ce rythme est collectif. Comment cela est-il possible ? C'est manifestement une volonté des ouvriers : « La majeure partie de la flânerie systématique est pratiquée par les ouvriers avec l'intention délibérée de tenir leurs patrons dans l'ignorance de la vitesse à laquelle on peut faire un travail » (Direction des ateliers). Les patrons ont conscience que leurs ouvriers « se la coulent douce », mais est-ce parce qu'ils sont des paresseux dans l'âme ?
Dans La Direction scientifique des entreprises (1912), Taylor revient sur les origines de cette flânerie. Il repère trois causes : un préjugé ancré chez les ouvriers, un mode de direction défectueux et des méthodes de travail obsolètes. Les ouvriers, en freinant leur rythme, essaient de se prémunir du chômage. Car leur raisonnement est le suivant : si nous augmentons notre productivité, la production va s'accroître et on aura besoin de moins d'ouvriers. Conséquence : certains seront mis à la porte. Or, dans un pays à forte immigration comme les Etats-Unis, la concurrence est rude entre les ouvriers. De plus, les allocations chômage brillent par leur absence. Il ne fait pas bon se retrouver sans emploi. Pour Taylor, le freinage est une réponse à la peur du chômage : « Les ouvriers croient à tort que l'augmentation de la production entraîne le chômage. Ils flânent donc pour se défendre contre ce malheur. » Et rien n'est fait pour désamorcer ces comportements.
Du point de vue de la gestion et plus spécialement de la rémunération, les méthodes employées sont totalement inadéquates. Le salaire payé à la journée n'incite pas à produire plus. Bien au contraire. Taylor relate l'histoire d'un « caddy » de golf. Une nouvelle recrue fait preuve de zèle en se précipitant pour récupérer la balle du joueur et porte avec entrain ses clubs. Ses collègues viennent lui signaler que son comportement est stupide : il ne gagnera pas davantage dans sa journée. Il reçoit aussi des menaces de leur part car sa vélocité risque de faire de l'ombre aux autres « caddy ». Le système de rémunération, mais aussi l'ostracisme subi par l'employé zélé ne poussent pas à travailler plus. Dans les usines, on trouve la même chose : « Les meilleurs ouvriers ralentissent progressivement mais sûrement leur allure jusqu'à celle des plus mauvais et des moins efficients. Quand un homme naturellement énergique travaille quelques jours à côté d'un paresseux, la logique de la situation est irréfutable : "Pourquoi travaillerais-je dur alors que ce fainéant gagne autant que moi et en fait moitié moins ?" » (Direction des ateliers).