Nourrir le monde en 2030

La troisième révolution agricole a commencé. Elle promeut une production plus écologique, respectueuse des terroirs et des consommateurs. Mais attention à ne pas exclure trop vite d’autres modèles, avertit la géographe Sylvie Brunel, notamment dans les régions où subsistent la faim et l’insécurité alimentaire.

Les arrivées de migrants en provenance d’Afrique et du Proche et Moyen-Orient ont contribué à une déstabilisation de l’Europe, la montée des populismes, des nationalismes et de l’extrême droite. Responsables de ces migrations : la guerre, la pauvreté et le sous-développement des pays de départ, mais aussi la question alimentaire. Dans ces pays, la part du budget des ménages consacrée à l’alimentation est telle que le prix de la nourriture, notamment en ville, conditionne la paix sociale. Les émeutes de la faim des années 2007-2008 ont fait le lit des révolutions arabes de 2011 et de la guerre en Syrie. Les citoyens des pays européens n’en ont pas toujours conscience : ils ont tellement oublié la peur de manquer que l’alimentation est devenue chez eux l’objet de tous les fantasmes, au point que la question n’est plus savoir que manger, mais que ne pas manger.

Dans les pays les plus avancés, les consommateurs sont devenus des « consom’acteurs ». Ils veulent savoir ce qu’ils mangent. Voudraient revenir à une alimentation de proximité, paysanne, familiale, naturelle et axée sur le végétal. Le « bio », paré de toutes les vertus, est opposé à une agriculture « industrielle », dite aussi « productiviste », vouée aux gémonies. Pour beaucoup, la France produit de toute façon trop. Bannir l’agriculture conventionnelle et la consommation de viande, devenir locavore, compter sur la permaculture et l’agroécologie sont perçus comme nécessaires. Les agriculteurs ne comprennent pas toujours ces nouvelles revendications car ils ont le sentiment d’avoir déjà engagé depuis vingt ans une remise en question radicale de leurs méthodes. Mais la troisième révolution agricole a commencé et elle demande d’inventer de nouveaux modèles, alors même que la profession vieillit (la moitié des agriculteurs ont plus de 50 ans). Ajourd’hui en France une exploitation sur trois ne trouve pas de repreneur, le nombre des producteurs ne cesse de baisser (5 millions en 1900, 460 000 aujourd’hui), et le monde agricole est en proie à une réelle démoralisation.

Pendant que la France perd du terrain sur les marchés mondiaux et recourt de plus en plus à l’importation, ne serait-ce que pour satisfaire les attentes en matière de bio, les grandes manœuvres ont commencé sur la scène mondiale : beaucoup de pays récemment développés, tels la Chine, les pays du Golfe ou la Corée du Sud, achètent des terres là où elles abondent, en Afrique, en Amérique latine, et même en France, où l’empire du Milieu fait ses emplettes dans le Bordelais ou dans l’Indre. Les firmes fabriquant des semences, des engrais et des produits de protection des plantes sont convoitées, comme Syngenta, multinationale suisse de premier plan acquise par le chinois Chemchina en 2016. Les pays émergents savent qu’avec la poursuite de la croissance démographique, l’élévation des niveaux de vie, l’urbanisation et le changement climatique, la question de la sécurité alimentaire – nourrir sa population de façon sûre et à bas prix – va devenir cruciale.

Comment lutter contre la faim ? D’abord, il n’existe pas de recette miracle : en fonction des terroirs, des marchés, du pouvoir d’achat des consommateurs, des techniques maîtrisées par les producteurs, des filières de commercialisation, tous les modèles d’agriculture sont nécessaires et complémentaires. Les circuits courts, le bio et la vente directe se justifient en milieu périurbain, parce que les surfaces sont petites et le pouvoir d’achat des consommateurs élevé. Mais les grandes cultures en agriculture raisonnée sont aussi nécessaires dans les grands espaces ouverts, même si on y replante aujourd’hui des haies et des bosquets. Et en moyenne montagne comme dans la France herbagère (la moitié de la surface agricole utile, SAU), l’élevage est une nécessité pour maintenir vivants les territoires et entretenir la biodiversité. En France, les « usines à vaches » font l’unanimité contre elles, mais notre modèle reste majoritairement familial, alors qu’en Chine, la nécessité de nourrir des masses citadines à faible pouvoir d’achat entraîne la création de mégafermes de plus de 5 000 bovins…

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La production de nourriture et l’idéologie

Penser qu’un modèle peut représenter une panacée universelle est une erreur d’analyse : chaque fois que la production de nourriture a obéi à une idéologie et non aux contraintes géographiques, la situation s’est révélée dramatique. Lyssenko en Russie, le Grand Bond en avant chinois, les Khmers rouges au Cambodge, les collectivisations et les réformes agraires brutales (en Ukraine hier comme au Zimbabwe aujourd’hui) sont responsables des plus grandes famines. Pour transformer un grenier en coffre vide, il suffit de maltraiter ceux qui produisent la nourriture.