Les historiens du futur retiendront sans doute que les humains sont entrés dans le 3e millénaire la boule au ventre. Non seulement l’idée d’un avenir meilleur, auquel avaient cru leurs aînés, s’est effacée, mais pire : l’angoisse et les idées noires ont pris l’ascendant.
Un indice parmi d’autres : le mot « progrès » a petit à petit disparu des écrits, alors que les mots « déclin », « crise », « catastrophe » ou « apocalypse » sont de plus en plus présents. L’idée même que le progrès scientifique, technologique et économique coïncide avec le progrès humain est largement remise en cause.
Étape 1. La fin du progrès annoncée
Il se trouvera sans doute des historiens pour reconstituer les étapes de ce désenchantement.
L’idée de progrès a vu le jour au 18e siècle. L’esprit des Lumières se fondait sur l’idée que l’homme était fondamentalement perfectible : par les vertus de l’éducation, les humains avaient le pouvoir de s’élever aussi bien culturellement que moralement. La science, émancipatrice, permettait de faire reculer l’ignorance et les superstitions. Le pouvoir souverain du peuple allait faire reculer à jamais les tyrannies.
Au 19e siècle, l’idée de progrès prend tour à tour le visage des sciences et techniques triomphantes, du progrès social, du progrès des idées et de la civilisation. Elle continue à s’épanouir au siècle suivant. Deux guerres mondiales et une grande crise économique, en 1929, n’effacent pas l’espoir d’un monde meilleur. Même aux heures les plus sombres du nazisme, l’idée de lendemains qui chantent couve encore.
Dès l’après-guerre, à la veille des Trente Glorieuses, une ère de prospérité s’ouvre avec son cortège de promesses : celle des machines à laver et des fusées. En 1949, Jean Fourastié publie Le Grand Espoir du 20e siècle, au sous-titre explicite : progrès technique, progrès économique, progrès social.
C’est au tournant des années 1970 que l’on peut percevoir les premiers signes d’un revirement de l’humeur collective. S’interrogeant sur « les contradictions constitutives de la modernité », Raymond Aron publie dès 1969 Les Désillusions du progrès, essai sur la dialectique de la modernité. Ce livre interroge les raisons obscures qui poussent une jeunesse à se révolter dans une société pourtant prospère : comment se fait-il qu’elle exprime autant de frustrations dans une société marquée par la croissance, le plein-emploi et la généralisation de la protection sociale ? Pourquoi parle-t-on tant des inégalités alors qu’elles diminuent progressivement ? Comment se fait-il que les thèses de l’aliénation, de la domination, de l’asservissement aient le vent en poupe, alors que les occidentaux n’ont jamais été aussi libres ?
Dix ans plus tard, avec les années 1980, c’est le contexte – et non plus seulement l’humeur – qui bascule : la crise économique a frappé l’Occident : le chômage de masse s’est installé, puis sont venues les « années Sida » et les premières grandes catastrophes écologiques. L’horizon s’est non seulement obscurci, mais surtout, on ne croit plus vraiment aux alternatives. On avait découvert l’envers sombre du « socialisme réel » et du stalinisme ; la révolution ne fait plus rêver. En 1979, le philosophe Jean-François Lyotard annonce « la fin des grands récits ». La modernité et son idéal de progrès ont perdu leur force mobilisatrice. Une nouvelle ère s’ouvre, celle de la « postmodernité », marquée par la perte des illusions et la relativité des valeurs. Le scepticisme laisse place au pessimisme.
Puis vient l’an 2000 : 11 septembre 2001, une sale guerre est déclenchée en Irak (2003) pour de mauvaises raisons, une grande crise financière (2007-2009) fait trembler l’économie mondiale, des ouragans à répétition font craindre un dérèglement climatique majeur. Ajoutez à cela la montée de l’islamisme et des populismes, et c’est un tableau bien sombre de notre temps qui occupe les esprits. Oui, l’idée de progrès semble bien morte.
En Occident du moins. Car au Sud de la planète, l’horizon est au contraire en train de s’éclaircir. Nos historiens du futur retrouveront peut-être dans leurs archives quelques faits significatifs. Début 2011, alors que 30 % des Américains et 26 % des Français déclaraient avoir confiance en l’avenir, il était 87 % en Chine. En janvier 2017, un sondage international révélait que le pays le plus optimiste au monde était le Ghana (un pays d’Afrique !) suivi par… le Bengladesh 1 !, un des pays les plus pauvres du monde, menacé par la montée des eaux, mais qui connaît un boom économique dans le sillage de ses puissants voisins : l’Inde et la Chine.