« D’art ancien (...), il n’y a trace ni en amérique, ni en asie ni en afrique », affirmait le critique John Ruskin en 1857 (A Joy for Ever) à l’heure pourtant où l’Europe tout entière portait déjà des regards brillants sur les expositions coloniales et leurs panoplies indigènes : villages maoris, tentes touareg, bijoux, totems et fétiches. L’admiration des objets venus des mers du Sud, d’Afrique ou d’Amérique n’est d’ailleurs pas un phénomène inédit : en 1520, le peintre
Albrecht Dürer, en visite à Bruxelles, n’hésitait pas à s’extasier sur les orfèvreries fraîchement rapportées du Mexique. Cependant, malgré cet intérêt, ces objets exotiques étaient souvent accueillis avec un mélange de curiosité et de mépris : leur rusticité et leur maladresse n’étaient-ils par la preuve de l’incomparable supériorité des réalisations occidentales ? De ce point de vue, le XIXe siècle, qui vit aussi apparaître les premières études savantes sur l’art primitif, n’échappa point à cette ambiguïté. La science de l’époque était l’évolutionnisme. L’anthropologie, l’ethnologie considèrent les tribus d’Afrique et d’Océanie comme les témoins du passé. On se pencha donc sur leurs fabrications – même si on les trouvait laides – à titre de clés pour comprendre l’origine de l’art.
Mais une question surgit tout de suite : si l’on admet que l’art est la recherche du beau, et que le beau est la figuration de la nature (telle est la conviction de l’époque), comment se fait-il que l’on ait si souvent affaire à des motifs si exagérément stylisés, voire simplement géométriques ?
En 1861, l’architecte allemand Gottfried Semper ouvre le dossier en publiant une étude sur les origines décoratives des arts primitifs (Der Stil Die Stie in den Technischen und Tektomischen Künsten). Selon lui, c’est aux techniques (comme la vannerie ou le tissage) et à leurs contraintes que l’on doit l’origine de l’art, ornemental donc dans ses premières manifestations. Simplificatrice, cette théorie avait cependant pour elle qu’elle invitait à une étude des motifs et des styles indépendamment de leur valeur comme symboles, comme représentations.
Dans le même temps, la collecte des objets exotiques ne cessait de croître. Des explications concurrentes à celle de G. Semper, jugée impropre à rendre compte de la statuaire africaine ou d’autres arts plastiques, virent le jour parmi les spécialistes impliqués dans la constitution des musées d’ethnographie naissants. Charles Read aux Etats-Unis, Henry Balfour en Angleterre défendaient la thèse d’une antériorité de la représentation figurée. Les styles décoratifs provenaient de sa « dégénérescence » : selon eux, la stylisation des arts « sauvages » était due à la simplification de motifs au départ inspirés par la nature. Selon C. Read, c’est le besoin de faire vite qui a amené cette géométrisation. Selon H. Balfour, c’est le souci du symbole qui, en l’emportant sur celui du beau, explique la tendance à l’abstraction. Le beau, en tout cas, n’était pas au rendez-vous. C’est à cette thèse que se rallièrent de nombreux spécialistes vers 1890. Alfred Haddon, ethnographe de la Nouvelle-Guinée, et le Suédois Hjalmar Stolpe partagent cette conviction évolutionniste, mais développent aussi des vues plus positives sur les compétences de l’artiste « primitif », sur son goût s’incarnant dans des styles, et surtout sur le contenu symbolique des arts ornementaux.
Le tournant stylistique
Au tournant du XXe siècle, l’image publique des arts primitifs change. Parmi les peintres, les admirateurs de la plastique exotique se manifestent : Paul Gauguin, Maurice de Vlaminck, Emil Nolde, et bientôt Henri Matisse reprennent des motifs africains et océaniens. Le « primitivisme » en peinture se déploiera en plusieurs vagues successives, influençant profondément le devenir des beaux-arts occidentaux. Les arts tribaux trouvent une place comme objet de collection, et servent d’instrument de contestation des derniers restes de l’académisme.
Du côté savant, les idées changent aussi. Le débat sur l’origine prototypique de l’art s’éteint : selon Adrian Gerbrands, ce serait en raison de la prise en compte des arts préhistoriques, qui sont autant figuratifs que géométriques. Mais aussi, sans doute, parce que les usages de l’ethnographie changent : les musées s’organisent en « aires culturelles » et les spécialistes parlent de « styles régionaux » dont on étudie la diffusion,
tandis que l’anthropologie abandonne graduellement le problème des origines aux préhistoriens.
L’étape la plus marquante pour l’étude des arts exotiques est signalée par l’œuvre de l’ethnologue américain Franz Boas. Dans son traité L’Art primitif (1927), F. Boas se penche en effet sur des questions de style. Il montre qu’il peut exister une pluralité de styles dans une même culture (voir p. 56). Il s’intéresse au problème des formes : comment elles sont produites, comment elles doivent être lues. Spécialiste des arts amérindiens de la côte Nord-Ouest, F. Boas étudie la manière dont leurs tracés sont générés par des règles subtiles de symétrie, de projection, de répétition. Au-delà de la géométrie, il trouve souvent de la représentation.
A mesure qu’avance le siècle, donc, le regard des anthropologues sur l’art que l’on n’appelle déjà plus « primitif » s’enrichit : l’art tribal n’est pas un balbutiement, c’est un produit intellectualisé, porté par de longues traditions, chargé de significations religieuses, magiques ou politiques. A-t-il une destination esthétique ? Même si des voix s’élèvent déjà (celle de Guillaume Apollinaire, entre autres) pour que l’on place des statues africaines au Louvre, les scientifiques, eux, n’y tiennent pas, voire considèrent qu’il s’agit d’un détournement d’intention.