Rencontre avec Marc Ferro

Le ressentiment comme ressort de l’histoire

La force des sentiments peut-elle expliquer l’histoire ? Sans en faire un facteur explicatif unique, Marc Ferro montre comment la haine contre les Juifs, les colères contre les élites ou le colonisateur, les rivalités entre groupes adverses peuvent toutefois en constituer l’un des moteurs.

Un homme d’érudition porté par l’intuition : voilà comment on pourrait décrire Marc Ferro, dont il nous faut imaginer le bouillonnement intérieur. Ses livres sortent à un rythme effréné, et à chaque nouveau volume il propose au lecteur une nouvelle idée… Qui est donc cet auteur qui cherche sans cesse de nouvelles façons de dénouer le fil de l’histoire ? Né en 1924, il est d’abord un homme engagé qui a vécu les moments importants de la société française du xxe siècle : pendant l’Occupation, participant aux mouvements de Résistance, il prend le maquis dans le Vercors. Il enseigne ensuite à Oran en Algérie, ce qui le met aux premières loges dans les événements de la décolonisation. Homme de gauche, il prend une part active aux événements de mai 68. Sur le plan intellectuel, cet historien du xxe siècle, spécialiste de la Révolution russe de 1917, a combiné un parcours de directeur de recherches à l’EHESS et de médiateur avec le grand public, notamment en animant pendant douze ans, à la télévision, sur la Sept, puis Arte, la série des « Histoires parallèles » : nombreux sont ceux qui se souviennent des images d’actualités de la Seconde Guerre mondiale passées au crible, avec la participation et les commentaires des plus éminents spécialistes. Enfin, représentant de l’école historique des Annales, il est l’un des personnages clés de ce vaste mouvement, initié dans les années 1930 par Marc Bloch et Lucien Febvre, qui a donné à la discipline une nouvelle orientation, en s’intéressant aux dimensions sociales et culturelles des faits historiques. M. Ferro est aussi l’un des codirecteurs de la revue Annales : Histoire, sciences sociales.
M. Ferro s’est fait tour à tour analyste de l’image (Cinéma et histoire), biographe (Pétain), enquêteur de l’histoire des anonymes (Les Individus face aux crises du xxe siècle) ou psychologue croisant les subjectivités des personnages importants de la Seconde Guerre mondiale (Ils étaient sept hommes en guerre). Sur un ton incisif et parfois même décapant, il nous livre aujourd’hui les tenants et les aboutissants de sa dernière enquête sur une hypothèse inédite : et si la colère entre les groupes humains constituait un puissant ressort caché de l’histoire…

Sciences Humaines : D’où vous est venue l’idée d’étudier le ressentiment dans l’histoire (1) ?

Marc Ferro : Lorsque je travaillais sur la période de la Première Guerre mondiale, j’avais été frappé par l’image de ce permissionnaire qui rentre chez lui, et qui ne trouve personne pour l’accueillir sur le quai de la gare… Son regard exprime le désarroi puis la colère, la haine. J’avais, dans un livre précédent, généralisé ce cas particulier en pointant le ressentiment des soldats du front contre les civils qui se la « coulaient douce », pendant qu’eux « crevaient » dans les tranchées : on se rendait compte, à travers les lettres et les témoignages, que cette haine de l’arrière était tout aussi présente que la haine de l’ennemi ! Après la guerre, les anciens combattants se retrouvaient entre eux, pour sourdre leur colère commune : leurs femmes les avaient trompés, leur place au travail avait été prise par un autre… Le ressentiment des anciens combattants fut quelque chose de très fort, qui explique qu’aient pu naître, sur ce terreau, les ligues d’extrême droite en France, ou les bolcheviks en Russie. C’est ce que montre le film de Daniel Costelle et Henri de Turenne, Verdun (1966) : ces deux journalistes ont fait se rencontrer à Verdun des anciens combattants français et allemands, et que se passe-t-il alors ? Ils s’étreignent en pleurant ! Cette scène confortait mon intuition, comme quoi ces anciens soldats en voulaient au fond plus à ceux qui les avaient envoyés à la guerre qu’à leurs ennemis…
Cette scène-là a rôdé dans ma tête pendant très longtemps. Puis l’impression m’est revenue aux colonies : quand j’enseignais en Afrique du Nord, ceux qu’on appelait à l’époque « les Arabes » cachaient quelque chose derrière leurs revendications : ce n’était pas véritablement l’indépendance qu’ils désiraient (sauf dans le cas de quelques groupes politiques précis)… Ils cherchaient plutôt à exprimer leur colère contre ceux qui les avaient humiliés en les colonisant. Cette même impression m’est revenue quand je me suis penché sur le cas de l’Occupation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale : il y avait encore, dans les années 1970, une forte colère contre Vichy ou même contre les supposés responsables de la défaite (mettons le Front populaire)… plus importante même que les sentiments anti-Allemands ! J’ai compris finalement plus tard ce que toutes ces situations avaient en commun : au moment des attentats islamistes de Ben Laden, les terroristes disaient que leur « humiliation » datait de leur expulsion d’Espagne au moment de la Reconquista (achevée en 1492) !
Là, j’ai pris conscience que je tenais un fil directeur important, qu’il convenait de dénouer : faire la part du ressentiment dans l’histoire, voilà une démarche qui peut expliquer certaines revendications, les guerres, les révolutions…, et cela n’a jamais été fait ! Pourtant, le ressentiment est revenu en force sur la scène publique avec les questions « postcoloniales », mais aucun historien n’a osé voir la question hors de son expression actuelle.
Pour autant, il ne faut pas voir du ressentiment partout : par exemple, l’invasion de l’URSS par Hitler en juin 1941 ne procédait pas du ressentiment… On peut l’expliquer par la volonté impérialiste de l’Allemagne nazie, ou encore par la peur du communisme, mais en aucun cas le peuple allemand n’avait été victime du bolchévisme. De la même manière, quand l’Allemagne capitule à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Allemands n’éprouvèrent aucun ressentiment vis-à-vis de Hitler ! Dans Ils étaient sept hommes en guerre (2), mon livre précédent, j’ai écrit que les Allemands se sont tellement évertués à vouloir trouver une résistance allemande à Hitler, que cela en devenait presque ridicule… Seuls les militaires ont vraiment résisté, pour la raison probable que Hitler et les nazis les conduisaient à la défaite et dessaisissaient l’état-major allemand du commandement de son armée. D’où le ressentiment par rapport à cette humiliation, alors qu’ils se voyaient auparavant comme les meilleurs militaires du monde !