Bonus faramineux des traders, salaires mirobolants des patrons des grandes entreprises…, depuis quelques années, les hauts revenus sont à la fête. Une tendance que la récente crise semble n’avoir qu’à peine entamé : dans le dernier classement Forbes figurent 1 011 milliardaires (en dollars), contre « seulement » 793 en 2009… et 140 il y a vingt ans ! De même, le CapGemini World Wealth Report recensait en 2008 10,1 millions de high net worth individuals (HNWI), c’est-à-dire d’individus possédant un patrimoine hors résidence principale de plus de 1 million de dollars. Ils étaient moins de la moitié (4,5 millions) en 1996.
En ces temps d’économie dépressive, la réaction la plus commune a été celle de l’indignation morale, condamnant la voracité de cette fine strate de salariés hautement qualifiés, PDG et cadres avec stock-options ou chefs de salle dans la finance, dont les revenus exponentiels semblent déconnectés de leur productivité et de leurs performances réelles. On relève plus rarement que cette explosion des hauts revenus rompt avec la tendance, affirmée tout au long du XXe siècle, à la réduction et au maintien à un bas niveau des inégalités de revenu.
1 dollar gagné, 91 cents à l’État
Cette tendance a été mise au jour par les travaux pionniers des économistes Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Tony Atkinson en particulier. S’appuyant sur des données fiscales, ils ont reconstitué pour de nombreux pays l’évolution depuis 1914 de la part du revenu national accaparée par les plus aisés (essentiellement le 1 % des foyers les plus riches). Leurs résultats montrent qu’avec la Première Guerre mondiale s’affirme partout (sauf dans les pays nordiques où elle est déjà enclenchée) une tendance à la déconcentration de la richesse nationale qui va se prolonger jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale (graphique ci-dessous). Chaotique, ce mouvement est dû bien sûr en partie aux événements de l’époque : les deux conflits mondiaux et la crise de 1929 entraînent des chocs fiscaux (pour financer l’effort de guerre), des poussées d’inflation, des destructions et des banqueroutes qui contribuent à faire fondre les grandes fortunes. Mais il s’explique surtout par la mise en place graduelle d’un impôt progressif sur les revenus, dont les taux marginaux vont petit à petit s’élever pour devenir parfois quasi confiscatoires. Élu président des États-Unis en 1932, Franklin D. Roosevelt fait ainsi passer immédiatement le taux marginal (pour les revenus au-delà de 1 million de dollars, soit 10 millions de dollars d’aujourd’hui) de 25 à 63 %, puis 79 % en 1936. À partir de 1941, ce sont finalement les revenus supérieurs à 200 000 dollars (2 millions de dollars d’aujourd’hui) qui sont imposés… à 91 % ! Autrement dit, au-delà de 200 000 dollars, pour 1 dollar gagné, 91 cents vont à l’État.