Le roman, une science humaine ?

Les récits littéraires racontent des trajectoires humaines, documentent la vie sociale et s’insinuent là où il est impossible d’enquêter. Ils nous outillent pour explorer et comprendre le monde.

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La littérature a une existence beaucoup plus ancienne que les sciences de l’homme. Elle a exercé toute une série de fonctions qui ne correspondent pas seulement à l’invention de formes, mais qui relèvent directement d’enjeux de connaissances : transmettre la mémoire d’un groupe, manifester la cohérence d’une culture, décrire les transformations du monde. On pourrait lire ainsi le poème d’Homère aussi bien que les œuvres les plus remarquables de la littérature médiévale. Au 19e siècle, le triomphe du roman moderne est allé de pair avec la mise en avant de son aptitude à dire le monde tel qu’il était et, peut-être surtout, tel qu’il changeait. Ainsi, Honoré de Balzac entendait faire concurrence à l’état civil : sa Comédie Humaine était animée par la volonté de rendre compte objectivement de l’ensemble de la réalité sociale. Gustave Flaubert consacrait un temps infini à vérifier l’exactitude de ses descriptions et Zola envisageait sa mission comme celle d’un savant qui se consacre à l’analyse clinique des pathologies sociales.

Vers ce qui est invisible ou interdit d’accès

D’une manière générale, la littérature demeure une forme de documentation sociale incomparable. La fiction ne détruit pas la puissance du réel, mais elle l’ordonne selon une trame narrative qui en fait saillir les points les plus puissants. Elle va partout, y compris vers ce qui est invisible ou interdit d’accès. Rappelons que les sciences sociales sont des entreprises qui ont prospéré dans les sociétés ouvertes, pour reprendre les propos de Karl Popper, et qui supposent un degré minimal de la liberté d’enquêter et la possibilité de publier ses résultats. C’est pourquoi la littérature est un recours nécessaire lorsqu’on veut savoir ce qui se passe dans les sociétés fermées. Il n’y a pas de sociologie de la forme concentrationnaire du goulag, mais il y a une ample littérature, probablement l’une des plus fortes du 20e siècle, qui nous a mis en contact avec une réalité qui serait demeurée abstraite, et que d’ailleurs plusieurs sociologues occidentaux tendaient à nier, ou à tout le moins à minimiser, lors de la parution des œuvres d’écrivains dissidents. À ce titre, L’Archipel du Goulag (1973), d’Alexandre Soljenitsyne, peut être lu comme un récit d’investigation, fondé sur plusieurs centaines de témoignages, comme le pendant des entretiens semi-directifs auxquels ont recours les sociologues.