Le Sahel, miroir d'une crise mondiale

Le Sahel concentre tous les problèmes du monde : dégradation accélérée des terroirs sur fond de croissance démographique record, insécurité maximale, menaces pour l’environnement régional et mondial. Sa crise nous renvoie aux questions essentielles du développement durable.

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En septembre 2018, 12 instituts de recherche français et africains réclament un « plan Marshall » de la recherche agricole pour le Sahel. L’urgence fonde leur appel : le Sahel sera l’une des régions du monde la plus impactée par le changement climatique, avec un scénario à 6° C d’augmentation. Et sa population va doubler d’ici trente ans. 300 millions aujourd’hui, 600 millions en 2050, 1,2 milliard en 2100. Une projection démographique affolante. Avec 2,2 milliards d’habitants contre 970 millions aujourd’hui, l’Afrique subsaharienne passerait de 14 à 22 % de la population mondiale en 2050. Au Niger, qui n’avait que 3 millions d’habitants en 1960, les femmes rurales continuent d’avoir plus de 8 enfants, ce qui conduira à un doublement de la population (20 millions en 2018) de ce pays d’ici quinze ans. Or un Niger de 40 millions de personnes jeunes, pauvres et rurales (ou périurbaines) dans un milieu marqué par l’aridité est perçu comme une bombe à retardement.

« La jeunesse n’a que deux options à l’heure actuelle : mourir en mer ou répondre à l’appel des bandes criminelles, responsables du trafic d’armes ou du trafic de drogues. » Ces paroles prononcées le même mois par Mahamadou Issoufou, président du pays mais aussi du G5 Sahel, font écho aux appels à l’aide que lance dès 1982 le président du Sénégal Abdou Diouf lors d’une émission de la télévision française au titre prophétique, L’Heure de vérité : « On n’arrête pas la Méditerranée avec les bras. »

Le rivage du désert

Pour comprendre le Sahel, il faut revenir à la géographie : nous sommes ici dans un « rivage » (sens du mot Sahel) entre le désert et la savane, entre le Sahara et ce qu’on appelait « le pays des Noirs », le Soudan. Les géographes définissent le Sahel comme la zone géographique de climat tropical qui se situe entre l’isohyète (la ligne des précipitations) de 150 mm par an, limite de la semi-aridité qui ouvre sur le désert du Sahara, et l’isohyète 700 mm par an, au-delà duquel commence l’aire soudanienne, celle des savanes, puis, au fur et à mesure qu’on se rapproche de l’Équateur, des forêts sempervirentes – toujours vertes –, celles que le profane qualifie de « jungles ».

Le Sahel prend l’Afrique en écharpe de la Mauritanie à Djibouti. Cette vaste bande est marquée par une saison sèche et une amplitude thermique diurne (entre le jour et la nuit), qui s’accroissent au fur et à mesure qu’on s’éloigne de l’Équateur, tandis que « l’hivernage », la saison des pluies, centrée sur notre été, ne cesse au contraire de se raccourcir. La saison des pluies est cruciale : lorsqu’elle arrive, il faut se dépêcher de planter les récoltes de l’année. Toute la main-d’œuvre est requise car la fenêtre de tir est limitée. Les jeunes vont alors s’employer dans les campagnes pour donner le coup de main nécessaire. Ils reviendront dans les villes pendant la saison sèche.

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En Afrique de l’Ouest, plus on va vers le nord, plus la végétation s’ouvre et se rabougrit. La savane laisse place à la brousse tigrée, puis à la steppe, puis au désert. Les années humides, la végétation se densifie et monte vers le nord. Les années sèches, c’est l’inverse.

Les géographes estiment que la limite à partir de laquelle l’agriculture n’est plus possible sans irrigation est l’isohyète 400 mm (8 % du territoire nigérien seulement !). Commence alors le domaine des pasteurs, qui pratiquent un élevage nomade, itinérant, et utilisent en se jouant des frontières la complémentarité entre les pâturages. Les pasteurs connaissent parfaitement l’emplacement des mares et des points d’eau. Leurs troupeaux se replient vers le sud en saison sèche, repartent vers les pâturages quand le Sahel reverdit, en commençant par la « cure salée », la recherche des herbes les plus riches en sels minéraux et en vitamines.

Une zone carrefour

Le Sahel est ainsi une région où l’utilisation de l’espace comme le calendrier, à la fois des cultures et du déplacement des troupeaux, a toujours donné lieu à des règles et des partages très codifiés entre des peuples aux usages hier complémentaires, aujourd’hui concurrents : cultivateurs, éleveurs, pêcheurs, commerçants… Pour conserver les récoltes qui devaient nourrir la population toute l’année, il fallait organiser la gestion des greniers, le stockage des céréales, donc disposer d’un pouvoir politique organisé. Les « structures d’encadrement », pour reprendre un terme cher au géographe Pierre Gourou, devaient être efficaces. Le Sahel était un lieu d’interface où se rencontraient les grandes caravanes venues du nord, en quête de l’or et des esclaves du Soudan et les peuples de la savane avides, eux, de sel, et des marchandises en provenance d’Arabie. Ors jaune et noir contre or blanc. De grandes villes marchandes et de grands empires (Mossi, Ghana, Songhaï…) ont prospéré dans ce qui était historiquement une zone carrefour. Les récits des griots font état d’aventures extraordinaires, hymnes à une gloire passée : après avoir volontairement abdiqué en 1311, Mansa Bakari, empereur du Mali, aurait traversé l’Atlantique deux cents ans avant Christophe Colomb, pour débarquer en 1312 au Brésil, au niveau de Recife. L’empereur du Ghana a participé à l’expédition des Almoravides qui ont occupé l’Espagne pendant quatre siècles. Nous sommes bien loin d’un continent sans histoire et sans écriture ! Les villes bibliothèques regorgent de manuscrits précieux, cachés par des familles qui se les transmettent de génération en génération. Oualata, Ouadane, Chinguetti, Tichit en Mauritanie, Djenné, Mopti, Ségou, Gao, Tombouctou au Mali… Ces cités hier splendides, avec un rayonnement culturel très fort, étaient le cœur d’une mondialisation qui rayonnait sur toute la moitié nord de l’Afrique et s’étendait vers le Proche et le Moyen-Orient, le Sahara étant plus un trait d’union qu’une barrière. Les peuples d’éleveurs et de guerriers étaient dotés de solides réseaux qui jetaient sur leur espace d’itinérance une trame d’allégeances, d’oasis, de clans alliés ou au contraire ennemis. Tous, Maures, Peuls, Touaregs, Toubous, étaient autrefois dotés d’esclaves ou de serviteurs noirs (Bellas, Iklans, Haratines…). Bien que l’esclavage ait été officiellement aboli, il en subsiste des servitudes anciennes au Niger et en Mauritanie, et la traite se poursuit au Soudan ou en Libye, avec un mépris affiché pour les peaux noires, qui conduit à l’exploitation brutale des migrants.