Les batailles idéologiques sont de retour

Sur le marché des idées, la tendance est aux débats et à la polémique, à la publication d’essais courts, vifs, engagés. Cela annonce-t-il l’entrée dans un nouvel ordre idéologique ?

Dans le petit monde des entrepreneurs culturels, on ne s’y trompe pas. Les éditeurs ont enfourché la tendance. Les petits essais engagés « light mais mordants » fleurissent (1). La collection « Liber/Raisons d’agir » (créée par Pierre Bourdieu) avait ouvert le bal à la fin des années 1990 avec Les Nouveaux Chiens de garde ou Sur la télévision dont le succès avait surpris. Aujourd’hui, nombreux sont les éditeurs à s’être lancés sur le créneau. L’UTLS (Université de tous les savoirs), après la réussite de ces conférences de vulgarisation, a ouvert l’année 2006 avec un cycle consacré aux « Disputes » (2). Les chaînes de télévision, sentant aussi le vent tourner, multiplient la programmation de « débats » (3). On discute de tout : école, mondialisation, islam, banlieues, prisons, sexe, justice, Amérique, psychothérapies, animal, OGM, etc. En toile de fond, ce remue-ménage traduit peut-être un retournement de tendance plus profond.

Un nouveau paysage mental

Certes, la France est traditionnellement le terrain d’élection de grandes batailles idéologiques. De l’affaire Dreyfus à la réforme de l’orthographe, l’histoire est riche de guerres « franco-françaises » qui enflamment régulièrement les esprits et où nos intellectuels aiment à s’illustrer.
Mais depuis les années 1990, le climat semblait s’être apaisé. Nombre d’observateurs avaient souligné « le silence des intellectuels » (4), la « langue de coton » qui succédait à la langue de bois. Hier encore, l’historien Perry Anderson trouvait la culture française entrée dans l’ère de la « pensée tiède » (5).
Or, voici donc revenu le temps de l’engagement, des positions tranchées et de la fureur de débattre. Est-ce l’avènement d’un retour des passions et d’un nouvel âge idéologique ? Albert Hirschman soutint naguère que l’histoire suivait bien des mouvements de balancier, entre les périodes de calme idéologique et d’engagement passionnel. Exit (défection) ou voice (prise de parole), passions ou intérêts, bonheur privé ou action publique, le pendule des idées suivrait les grands mouvements de la société (6). On a déjà connu de tels basculements. En 1960, le sociologue Daniel Bell avait prédit la fin des idéologies (7). Or, quelques années plus tard, les esprits s’embrasaient : sur les campus universitaires, gauchistes, féministes, écologistes, anti-impérialistes débattaient furieusement de la révolution à venir.
Serions-nous en train de répéter un cycle historique, un retour de flamme comme l’histoire en est coutumière ? Notons tout d’abord que le temps du consensus et de la modération n’est pas moins idéologique que celui des passions enflammées. C’est une autre idéologie dominante, voilà tout. Plutôt que de retour des idéologies, il est plus prudent de diagnostiquer un retour des débats. Ce qui équivaut tout de même à un changement de paysage mental.
Certains de ces débats semblent réactiver d’anciens clivages. Témoin les batailles de représentations autour de la mondialisation. Les arguments qui s’affrontent semblent reprendre les mêmes oppositions que naguère autour de l’impérialisme, du marché, du capitalisme. « Le capitalisme est une notion de combat », disait François Perroux. On pourrait en dire autant de l’Amérique, de l’islam, de l’école, d’Internet, etc. Derrière les réalités complexes que ces notions recouvrent – et que personne ne maîtrise vraiment –, elles sont des objets de polémiques aux mains des producteurs de sens.
Ce qui change ici, ce sont les rapports de force. Deux exemples : voilà vingt ans, les idées libérales avaient le vent en poupe dans le monde de l’économie. Même leurs opposants se devaient de découvrir Friedrich von Hayek, Milton Friedman, la microéconomie, etc. Aujourd’hui, les « économistes distingués » sont plutôt dans le camp des Joseph Stiglitz ou Amartya Sen. Dans le domaine des mœurs et de l’éducation, inversement, ce sont plutôt les réactionnaires qui ont repris la main. Avec ce curieux paradoxe de voir accolé le préfixe « néo- » pour parler des « néoconservateurs » ou des « néoréactionnaires ». Après le postmoderne, voici venu le temps des « néotraditionnels » ?
L’histoire joue aussi des tours aux idées, nous laissant assister à des renversements curieux. Ainsi, les valeurs d’émancipation de 1968 ont triomphé mais en changeant parfois de sens. L’autonomie individuelle dans le travail est devenue un instrument pervers de domination libérale, la hiérarchie pyramidale a cédé la place à un individu responsable de son travail et de sa réussite, mais qui travaille ainsi à sa propre sujétion. La sexualité libre est devenue un marché florissant. L’étalement de la pornographie marchande prend de court les tenants de la liberté sexuelle. Par-delà thèmes de débats et lignes de fronts, on peut déceler des mouvements de fond de la pensée, dans « l’ordre du discours », comme disait Michel Foucault, c’est-à-dire les paradigmes qui structurent les débats. Par exemple, l’historien François Hartog a repéré un nouveau régime d’historicité dans nos façons de voir l’avenir. A priori, quoi de commun entre les débats sur le postcolonialisme, le conflit des mémoires, le « déclinisme », le développement durable et les inquiétudes sur les biotechnologies ? Ils ont en commun de se situer dans un nouvel « horizon d’attente » : le mythe du progrès ayant disparu, l’avenir devient menaçant et l’on se réfugie dans les politiques de conservation du passé.