La vie publique s'est profondément modifiée au cours du xixe siècle. Richard Sennett 1 estime qu'elle a perdu à cette époque son caractère de convivialité et d'échange pour devenir un espace où les gens se côtoient en silence. A propos de cette « vie privée publique », il parle de « rêve éveillé ». Il retrouve ainsi le constat que faisait déjà Charles Baudelaire dans son étude sur le flâneur 2. Il y présentait un individu qui est à la fois hors de chez lui et partout chez lui. Cette tendance s'observe dans tous les spectacles collectifs, et en particulier au théâtre. Pendant une bonne partie du siècle, la salle de spectacle est avant tout un lieu de sociabilité. La loge est une sorte de salon où l'on peut converser, observer les autres spectateurs et regarder le spectacle. Petit à petit, on prend l'habitude d'éteindre les lustres de la salle et de concentrer la lumière sur la scène. L'écoute silencieuse s'impose. La nouvelle architecture théâtrale est conçue pour permettre avant tout au spectateur de voir le spectacle. Les salles accueillent alors une foule solitaire, le public est un ensemble où chacun vit ses émotions de façon séparée 3. Le cinéma connaîtra la même évolution. Si au début du siècle le public commente à voix haute, et même participe collectivement au spectacle, avec l'apparition du cinéma parlant, l'écoute silencieuse et solitaire s'imposera.
La fin du xixe siècle verra ainsi le déclin des spectacles collectifs. Dans le même temps, les divertissements à domicile connaîtront un remarquable essor. Il est donc tentant de voir dans la privatisation et l'individualisation les deux clés permettant de comprendre l'évolution des modes de divertissement et d'échange interpersonnel depuis cent cinquante ans. Disparition des spectacles collectifs et développement d'une consommation privée dans les espaces domestiques d'une part ; réception des spectacles toujours plus individuelle d'autre part.
Chacune de ces deux évolutions est autonome. La première correspond à une lente érosion des lieux collectifs et à un repli sur le « home ». Quant à l'individualisation, elle se manifeste aussi bien dans les lieux collectifs que dans l'espace privé.
Le lent glissement de l'espace public à l'espace privé
Une étude attentive de ces deux mouvements montre cependant que ces évolutions sont complexes. La « privatisation » de la communication s'est en effet accompagnée d'une étrange dialectique entre le public et le privé. De plus, l'individualisme contemporain s'est déployé dans un contexte marqué par la multiplication des dispositifs de mise en relation. Se replier sur son territoire personnel ne veut pas dire pour autant s'isoler des autres. Ainsi, le développement des médias a moins accompagné un passage du public au privé et du collectif à l'individuel qu'il n'a facilité de nouveaux agencements entre public et privé d'une part, et individu et lien social de l'autre.
Le repli sur le home, qui a été noté par les historiens de la vie privée, se manifeste notamment par l'apparition d'une vie musicale privée qui adopte le piano comme principal instrument. Celui-ci devient un élément emblématique du mobilier des classes moyennes. Cet instrument va permettre de reprendre la musique publique au sein de l'espace domestique. Cette transformation va être réalisée par une activité très particulière d'écriture musicale : la réduction. Des compositeurs vont ainsi transformer un morceau écrit pour un orchestre en une pièce pour piano. On retrouve ce même phénomène d'adaptation aux débuts du jazz aux Etats-Unis, les éditeurs s'efforçant de simplifier la complexité rythmique du ragtime.