Les croisades, que nous aurions volontiers tendance à oublier, n’ont pourtant rien perdu de leur actualité : dans leurs communiqués, Al Qaïda et le groupe État islamique désignent toujours les Occidentaux comme des « croisés ». Ces deux organisations ont exercé récemment leur vindicte sanguinaire sur les chrétiens d’Orient, implantés pourtant depuis les origines au Moyen-Orient, sous prétexte qu’ils seraient les complices des « croisés ». Comme les juifs n’ont pas non plus gardé le meilleur souvenir de ces expéditions qui se sont souvent accompagnées de persécutions à leur égard, et que les chrétiens orthodoxes n’ont jamais pardonnées aux fidèles de l’Église romaine d’avoir dépouillé Constantinople de ses précieuses reliques pour les emporter en Occident lors de la quatrième croisade en 1204, le bilan de ces expéditions paraît lourdement négatif.
Et pourtant, les croisades n’ont pas cessé de fasciner les esprits. En témoignent les innombrables publications consacrées à leur histoire dans le monde entier ! Serait-ce dû au caractère « exotique » du sujet, les Occidentaux ayant toujours été attirés par un Orient aussi fascinant que mystérieux ? Ou au fait qu’elles constituent aux yeux de nos contemporains le premier acte de ce « choc des civilisations » et des cultures, devenu une de leurs préoccupations majeures depuis le 11 septembre 2001 ? Sans entrer dans ces considérations, il me semble plutôt qu’il faut essayer de comprendre la signification qu’a pu avoir pour les chrétiens d’Occident l’idée de croisade, et leur aspiration à reconquérir Jérusalem et la Palestine tombées entre les mains des musulmans au début du 7e siècle.
Les croisades marquent en effet une étape décisive dans la genèse de notre civilisation et de notre culture religieuse : c’est le moment où les laïcs, sortant de l’obscurité qui les entourait depuis des siècles, ont fait irruption dans l’histoire de l’Église. Pour la première fois, les peuples européens, dont la langue de culture était le latin et qui reconnaissaient la primauté religieuse de l’évêque de Rome, ont pris conscience de leur unité. Au-delà des particularismes ethniques et régionaux, ils se sont rassemblés autour des objectifs qui leur étaient proposés par la papauté : venir en aide aux chrétiens d’Orient et délivrer Jérusalem, seule cité capable de susciter des mouvements de masse de cette envergure et d’une telle durée parce qu’elle était pour eux à la fois un mémorial de la présence du Christ parmi les hommes et le lieu de son ultime avènement à la fin des temps. Aussi faut-il, pour comprendre la prégnance de l’idée de croisade entre 1095 et la fin du 15e siècle, remonter à l’image de Jérusalem dans la conscience des chrétiens de ce temps et à ses racines aussi lointaines que profondes.
Une nouvelle topographie
Dès le 4e siècle en effet, les chrétiens ont considéré comme sacrés les lieux où s’étaient déroulés les principaux épisodes de l’histoire de la Bible et de la vie de Jésus, tant en Judée qu’en Samarie et en Galilée. Avec la découverte de la relique dite de la Sainte Croix par l’impératrice Hélène, le pèlerinage à Jérusalem fut axé particulièrement sur les Lieux Saints liés à la Passion du Christ. Une nouvelle topographie sacrée se superposa à l’ancienne, qui ne fut pas pour autant abolie ou oubliée. Ainsi le Saint-Sépulcre, lieu présumé de l’ensevelissement du Christ et de sa résurrection, correspondait au Saint des Saints du temple de Salomon aux yeux des pèlerins qui se rendaient également au Sinaï (Sainte-Catherine) et au mont Carmel où l’on vénérait le souvenir du prophète Élie. Les points forts de cette topographie chrétienne étaient cependant les basiliques construites à partir du règne de Constantin sur les lieux liés au souvenir de la vie de Jésus, comme celle de la Nativité à Bethléem et le Saint-Sépulcre à Jérusalem. Pendant tout le Moyen Âge furent rédigés des livrets à l’usage des fidèles qui définirent de nouveaux itinéraires sacrés, comme la via crucis qui va de Gethsemani au Golgotha, et faisaient une place aux principaux endroits que le Christ, la Vierge Marie et des apôtres avaient fréquentés, tant à Jérusalem – le Cénacle par exemple – qu’en Palestine où les pèlerins visitaient le mont Thabor, les rives du lac de Tibériade, Sichem et le puits de la Samaritaine, Jéricho et le sycomore millénaire sur lequel était monté Zachée, Hébron cité des patriarches, Cana célèbre pour le premier miracle accompli par Jésus et d’autres encore. Même ceux qui n’avaient pu se rendre en Terre sainte portaient en eux, dans une mémoire nourrie d’images et de légendes, cette topographie biblique et évangélique, relayée en Occident par les nombreuses églises qui y furent alors édifiées sur le modèle du Saint-Sépulcre. On ne peut pas comprendre le succès qu’a eu en Occident l’idée de croisade sans se référer à ce substrat de représentations historiques et eschatologiques qui ont imprégné la conscience chrétienne au cours des siècles.