Curieusement, ce n'est que récemment que les linguistes ont commencé à s'intéresser à la façon dont la langue est utilisée concrètement dans les diverses situations de la vie quotidienne où des sujets sont amenés à communiquer, c'est-à-dire à interagir par le biais du langage. Apparue en France au cours des années 80, au croisement de la pragmatique et de l'analyse du discours, et très largement inspirée de différents courants de recherche américains (sociologie interactionniste, ethnométhodologie, éthologie et ethnographie des communications), l'analyse des interactions verbales a pour objectif de décrire le fonctionnement de tous les types d'échanges communicatifs attestés dans nos sociétés (conversations familières, mais aussi interactions se déroulant dans des contextes plus formels). A partir de l'étude de corpus enregistrés et minutieusement transcrits (l'approche est résolument empirique), il s'agit de dégager les règles et principes en tous genres qui sous-tendent le fonctionnement de ces formes extrêmement diverses d'échanges verbaux.
Or, il apparaît que ces règles ne sont pas universelles : elles varient sensiblement d'une société à l'autre - ainsi du reste qu'à l'intérieur d'une même société, selon l'âge, le sexe, l'origine sociale ou géographique des interlocuteurs ; mais on admettra que quelle que soit l'ampleur de ces variations internes à une même communauté linguistique, il est malgré tout possible de dégager certaines tendances moyennes propres à telle ou telle de ces communautés, et de jeter les bases d'une approche contrastive du fonctionnement des interactions.
L'enjeu est d'importance, car dans notre monde contemporain, on constate à la fois et paradoxalement, la multiplication spectaculaire des échanges entre individus relevant de cultures différentes, et la persistance tenace de la croyance selon laquelle on communiquerait fondamentalement partout de la même manière.
La dangereuse illusion universaliste
Soit la recommandation suivante, extraite d'un ouvrage destiné aux futurs professionnels de la vente :
« Un enfant est toujours gêné de devoir répéter un mensonge lorsque ses parents lui demandent de le faire en les regardant "dans les yeux".
Vous, vous ne mentez pas à vos clients. Alors, regardez-les.
Regardez-les lorsque vous leur parlez.
Regardez-les lorsqu'ils vous parlent.
Regardez-les ! Un regard franc et direct renforcera vos paroles. Il donnera confiance à vos clients » (G. Rozès, Tout ce que vous devez savoir pour vendre plus, Chotard, 1983).
Il est vrai qu'en France, le fait de regarder son interlocuteur droit dans les yeux est généralement interprété comme un signe de franchise. Mais dans bien des cultures, un tel comportement passe au contraire pour arrogant, insolent ou agressif, et peut même être carrément tabou dans une relation hiérarchique. La direction des regards comme la durée des contacts oculaires obéissent à des règles en grande partie inconscientes, et qui sont éminemment variables culturellement. Une étude comparant le fonctionnement des négociations commerciales dans différents pays a pu ainsi montrer que, dans le corpus de référence, la durée des contacts oculaires représentait respectivement 13 % seulement de la durée totale de l'interaction pour le corpus japonais, mais 33 % pour le corpus constitué aux États-Unis, et 52 % pour le corpus brésilien... Prenons un autre exemple, extrait d'un ouvrage de même nature que le précédent :
« Pour négocier dans de bonnes conditions, entre le client et le représentant doit s'établir une relation d'égalité : bannissez "je m'excuse de vous déranger", ne soyez pas gêné, vous parlez d'égal à égal avec votre interlocuteur » (R. Moulinier, L'Entretien de vente, Les Editions d'organisation, 1984).