Vers la fin de l'année 1931, la mission ethnographique Dakar-Djibouti (voir l'encadré, p. 52) arrive en pays dogon, en plein Soudan français (actuel Mali) et découvre de curieux villages adossés contre la falaise de Bandiagara, où les cases collées les unes aux autres ressemblent à un château de cartes, où les greniers attenants rappellent de petites tourelles de manoirs... L'équipe débarque au beau milieu de funérailles et voit des danseurs aux masques stylisés orchestrer dans les rues des chants, des danses, ponctués de coups de fusil et de mouvements de foule. A la date du 29 septembre, l'écrivain ethnologue Michel Leiris écrit dans son journal : « Arrivée à Sanga. (...) Tout ce que nous connaissons en fait de Nègres ou de Blancs prend figure de voyous, goujats, plaisantins lugubres à côté de ces gens. Formidable religiosité. Le sacré nage dans tous les coins. Tout semble sage et grave 1. »
Bien sûr, si l'équipe sent « nager » le sacré, c'est qu'elle est faite de chercheurs formés à débusquer celui-ci, par les maîtres Emile Durkheim, Marcel Mauss et Lucien Lévy-Bruhl. On aura du mal à imaginer pareille aventure intellectuelle aujourd'hui, à l'heure de la mondialisation et du tourisme de masse. Mais, replacée dans le contexte de l'époque, celle-ci devient à la fois une mission de connaissance scientifique de la différence culturelle, selon laquelle tout objet, même le plus banal, dit quelque chose de la société étudiée (selon le précepte de M. Mauss), et une machine à gripper la logique ethnocentrique coloniale : les « primitifs » de l'Afrique noire vivent dans des sociétés dont la complexité et la beauté n'ont rien à envier à la nôtre...
Et justement, il y a chez les Dogon un certain nombre de faits sociaux qui suscitent la curiosité : par exemple, que signifient les étranges quadrillages que les devins inscrivent dans le sable autour des traces de pattes de renard ? Que signifient les signes kabbalistiques qui ornent les greniers à céréales ? Dans le premier cas, il s'agit d'une méthode de divination, qui permet d'interpréter les traces laissées par un avatar d'un animal mythique, le Renard pâle (Yourougou). Dans le second, il s'agit de symboles représentant les lignées d'ancêtres. Dès lors, toute l'équipe est impressionnée par les Dogon : Marcel Griaule va se lancer dans une enquête sur les masques, M. Leiris sur la langue secrète, André Schaeffner, l'ethnomusicologue, sur les instruments de musique. Mais c'est M. Griaule qui, revenu à Paris, va décider de lier son destin à celui des Dogon. Son but, il le résume lors d'une conférence au musée d'Ethnographie du Trocadéro : il veut comprendre la « pensée indigène » et « voir par ses yeux, entendre par ses oreilles ».
Griaule et les griauliens
A partir de cet épisode fondateur, M. Griaule va repartir plusieurs fois chez les Dogon, et y emmener ses élèves : il y séjourne lors de la mission Sahara-Soudan (1935), avec Germaine Dieterlen et Solange de Ganay, puis la même année, ce sont Deborah Lifchitz et Denise Paulme (qui deviendra la femme d'A. Schaeffner) qui y font leur terrain. Viendront ensuite les missions Sahara-Cameroun (1936-1937) et Niger-Lac-Iro (1938-1939).
Pendant plusieurs années, l'équipe des griauliens va patiemment étudier tous les aspects de leur culture : religion, cosmogonie, mythes, rites, organisation sociale, culture matérielle, conception de la personne, musique, danse, langue. L'ambition, il faut le reconnaître, est impressionnante et le nombre de travaux réalisés colossal. M. Griaule publie un livre sur les masques (1938), les jeux (1938), D. Paulme sur l'organisation sociale (1940), G. Dieterlen sur les âmes (1941), S. de Ganay sur les devises (1941), M. Leiris sur la langue secrète (1948), Geneviève Calame-Griaule, fille du maître, sur la langue (1965). Pour compléter le tableau, M. Griaule et ses collaborateurs prennent plus de 2 500 photographies et Jean Rouch réalise des films, mettant en scène les cérémonies annuelles du Sigui. Voilà une enquête on ne peut plus intensive, réalisée sur plus de trente ans : un monument de l'ethnologie française.