La révolution numérique est récente et le recul très court, à peine dix ans. Il faut donc rester prudent quant à l’analyse de ses effets, positifs ou négatifs, sur le cerveau humain. Comme pour toute question relative à la science et à la société, les analyses peuvent évoluer et, si nécessaire, être révisées. Il y a néanmoins déjà un certain nombre de recherches scientifiques publiées et toutes sont citées, y compris les méta-analyses, dans l’avis de l’Académie des sciences, intitulé L’Enfant et les Écrans, que nous avons rendu public cette année : avis de 267 pages introduit par 26 recommandations et qui comporte en annexe le résumé des rapports internationaux antérieurs. Le principe général de cet avis est d’éduquer aux écrans, en fonction de ce que l’on connaît aujourd’hui du cerveau de l’enfant grâce aux sciences cognitives.
Le cerveau humain est issu d’une très longue évolution biologique chiffrée en millions d’années et il s’adaptera aux écrans, cela ne fait aucun doute. Ses circuits neuroculturels se modifieront fonctionnellement, grâce aux apprentissages et à l’éducation, comme ils l’ont déjà fait efficacement, dans le passé, pour l’écriture et la lecture. Après la révolution de l’imprimerie à la Renaissance, voici venue celle du numérique au tournant des XXe et XXIe siècles. On sait que les neurones du cerveau ont la capacité de se recycler 1. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer la dextérité tactile des jeunes enfants face aux écrans. C’est la génération « Petite poucette » décrite par le philosophe Michel Serres (2) 2: des jeunes toujours le pouce sur l’écran, très habiles pour le tactile !
Dans ce cadre, on va voir plus en détail, âge par âge, que les écrans peuvent en partie changer le cerveau, qui est un organe plastique, et les manières d’apprendre. Selon ce qui se joue de spécifique sur le plan cognitif dans le cerveau humain à tel ou tel âge (des bébés aux adolescents), les parents et éducateurs doivent concevoir de façon différenciée l’usage ludique et/ou pédagogique des écrans et outils numériques. Ce questionnement éducatif et psychologique commence déjà pour les bébés avant 2 ans, c’est-à-dire avant l’apparition du langage, car leurs capacités d’exploration cognitive, visuelle et tactile, ainsi que leurs capacités sociales précoces d’imitation des autres (modèles des parents, frères et sœurs, etc.), les exposent potentiellement, dès la naissance, aux écrans et usages numériques de tous types, très présents dans l’environnement technologique contemporain : télévision (devenue l’écran traditionnel), vidéos et DVD pour bébés, mais également les tablettes tactiles qui connaissent un succès croissant.
Ces tablettes – dont les ingénieurs nous annoncent déjà des versions plus souples et déformables – ont essentiellement été conçues pour rendre naturelle et intuitive l’interaction avec les écrans (un simple toucher du doigt). C’est en cela d’ailleurs que, destinées a priori aux adultes et aux adolescents, elles deviennent aussi des outils numériques adaptés aux premiers âges de la vie. En effet, les bébés aiment toucher du doigt ce qu’ils voient ! Leur première forme d’intelligence est sensorimotrice. Il est maintenant bien démontré scientifiquement que, dès le plus jeune âge, le cerveau s’enrichit par la vision et le toucher, assortis d’inférences cognitives et statistiques déjà très riches 3.
0 à 2 ans : Génération « Petite poucette »
Dans son livre, M. Serres donne 18 ans à sa « Petite poucette » mais, bien avant, le phénomène touche déjà les tout-petits. Les bébés arrivent au monde avec un formidable héritage : le cerveau humain qui va permettre d’établir, au cours du développement, 1 million de milliards de connexions entre neurones. Tous les spécialistes s’accordent aujourd’hui sur le fait que ce développement neurocognitif est contrôlé à la fois par les gènes et par les conditions de l’environnement, c’est-à-dire l’expérience. Les écrans et outils numériques font désormais partie de cet environnement culturel et technologique. Dès la naissance, le bébé est génétiquement programmé pour apprendre. Aussitôt nés, les bébés sont ainsi capables d’imiter les humains qui les entourent (en particulier les parents) en reproduisant leurs mouvements. Il s’agit de la première forme interactive d’apprentissage social. Le cerveau du bébé est déjà un extraordinaire détecteur de régularités (visuelles, tactiles, sonores, etc.). Il développe très tôt une intelligence à la fois physique (sur la permanence et l’unité des objets, leurs propriétés, leurs relations de causalité) et mathématique (quantification, raisonnement sur des motifs statistiques). Pour déceler cette intelligence prélangagière (avant 2 ans), les psychologues testent le regard des bébés, c’est-à-dire leurs réactions visuelles (par exemple, la surprise) face à des situations présentées réellement ou sur écran d’ordinateur. Dans ce cadre d’éveil précoce, une tablette numérique interactive – à la fois visuelle et tactile – peut très bien, avec le concours d’un adulte (parents, grands-parents) ou d’un enfant plus âgé, participer au développement cognitif du bébé. L’écran high-tech est donc un objet de stimulation, d’exploration et d’apprentissage parmi tous les autres objets du monde réel, des plus simples (peluches, cubes, hochets) aux plus élaborés (tablettes numériques tactiles). Au-delà des aspects strictement cognitifs, on sait que dès 6 mois les bébés, toujours testés par leurs réactions visuelles, peuvent manifester une préférence morale pour les personnages gentils (altruistes) par rapport aux méchants sur de petites vidéos très schématisées de scènes sociales. Le cerveau des bébés est donc bien loin d’être naïf cognitivement, socialement et moralement à l’égard de ce qui se passe sur les écrans. Il est même expert.