Les écrans rendent-ils idiots ?

Une série d’essais récents alerte sur les dangers les plus divers générés par les nouveaux médias. Qu’en est-il exactement de ces peurs et de ces mises en garde ?

Les nouveaux médias affectent-ils notre intelligence ? Pour de nombreux commentateurs, la messe est dite, et le diagnostic inquiétant. Ainsi, d’après le critique Nicolas Carr, Google nous rendrait idiots. La télévision serait pour sa part assimilable à une « lobotomie » aux yeux du chercheur Michel Desmurget. De l’autre côté, on trouve ceux pour qui non seulement les médias n’abaissent pas notre capacité intellectuelle, mais pourraient même l’augmenter. « Tout ce qui est mauvais est bon pour vous », proclame ironiquement Steven Johnson, dans un livre qui défend non seulement Internet et les jeux vidéo, mais aussi les séries télévisées et même les reality shows ! Pour lui, l’explosion des médias pourrait bien être la cause de ce mystérieux «effet Flynn» qui constate une augmentation nette du quotient intellectuel au cours du dernier siècle.

Comme toujours sur ce type de problématiques, se situer du côté de la morale, donc s’interroger en termes de bien et de mal, conduit à adopter des attitudes simplificatrices, à poser de fausses questions. De même qu’un médicament n’est pas bon ou mauvais, tout dépend du contexte et de la prescription, il faut d’abord déterminer l’impact réel des médias sur notre système nerveux. Un impact, ils en ont un, bien sûr, tout comme le soleil qui se lève, le pain qui grille dans la cuisine ou le café que je bois pendant que j’écris ces lignes. La question qui se pose est celle d’une influence profonde, durable, sur la structure du cerveau, qui changerait de façon radicale nos capacités cognitives.

Les ambiguïtés du petit écran

La télévision est bien sûr au centre des polémiques sur l’impact des nouveaux médias. Récemment, M. Desmurget s’est livré à une charge très violente contre la lucarne dans son livre TV lobotomie (Max Milo, 2011). En gros, la lucarne serait responsable de l’étouffement de l’intelligence, par exemple un enfant passant une journée devant la télévision ne serait exposé qu’à environ 10 000 mots tandis qu’un autre en prise directe avec son environnement physique en entendrait quelque 14 000. Elle poserait des problèmes de santé publique, notamment en encourageant à l’obésité, au tabagisme, à l’alcool, et enfin, augmenterait la tendance à la violence. M. Desmurget s’appuie sur de nombreuses études scientifiques qu’il indique en note (malheureusement peu d’entre elles sont accessibles sur le Net). Reste à analyser la portée des travaux qu’il mentionne et la mise en perspective de ses conclusions. Une réflexion sereine que le climat polémique développé autour du livre rend hélas impossible.

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D’un autre côté, S. Johnson, l’un des porte-parole de l’intelligentsia technophile américaine, tend à réhabiliter, dans son livre Tout ce qui est mauvais est bon pour vous (Privé, 2009), l’ensemble des médias condamnés pour l’abêtissement de la population. Et parmi eux, la télévision, notamment sa production la plus archétypale : la série.

S. Johnson insiste sur le fait que les séries actuelles tendent à augmenter les capacités cérébrales de leurs spectateurs, essentiellement parce que leur trame narrative devient de plus en plus complexe et labyrinthique. À cette fin, il compare le scénario d’une production des années 1980, Dallas, et 24 heures. Lorsque l’on observe la première, on s’aperçoit que la structure est très simple : en général, chaque épisode est indépendant des autres. Il ne possède qu’une trame, et seuls quelques éléments de l’histoire et la caractérisation des principaux personnages se retrouvent dans les suivants. Au contraire, une réalisation comme 24 heures contient plusieurs sous-trames, dont certaines se situent dans la continuité d’épisodes précédents.

Qu’est-ce qui aurait amené les séries à un tel niveau de sophistication ? Ce serait, selon S. Johnson, l’explosion du DVD (on pourrait aussi ajouter le visionnage des émissions en streaming sur Internet, légal ou illégal). Auparavant, chaque épisode passait une fois par semaine, la mémoire de l’histoire tendait à s’effacer, il fallait donc conserver un scénario simple.

Le Web, ennemi public n° 1

La possibilité pour le spectateur de voir et revoir des dizaines de fois une même série, à l’heure choisie et à la fréquence désirée, a obligé les scénaristes à complexifier suffisamment les scénarios pour les rendre susceptibles de résister à l’épreuve du temps. Du coup, certaines productions sont devenues de véritables puzzles. Lost en est un exemple édifiant.

S. Johnson va encore plus loin dans la provocation en affirmant que notre quotient d’intelligence émotionnelle pourrait aussi bénéficier des programmes télévisés et notamment des reality shows : en observant le comportement des joueurs, explique-t-il, nous exerçons notre théorie de l’esprit, nous nous appliquons à comprendre les états mentaux des uns et des autres et prévoir leur comportement futur. En bref, la vérité sur les effets de la télévision est loin d’être encore établie…