Moi, Moi, mon Moi

Les facettes de la conscience de soi

Le soi est constitué de deux dimensions fondamentales : l'une est la réponse à «Qui suis-je?», l'autre donne l'impression d'être une et une seule personne.

«S uis-je moi ? » Se poser cette question peut paraître étrange, tant la réponse est immédiate, et univoque. Nous avons en effet le sentiment fort et clair d'être une et une seule personne, d'être distinct des autres, d'exister en tant qu'individu. Par contre, à la question « qui suis-je ? », la réponse est plus complexe. Nous ne pouvons nous décrire, nous définir en une phrase. Il faut de longues explications, des périphrases choisies, des suites d'adjectifs nuancés, des « oui mais », des « ça dépend des circonstances » pour rendre compte de toute la complexité de notre personne. La conscience de soi est donc faite d'un grand paradoxe : malgré le sentiment très fort que nous avons d'être une seule personne, nous nous décrivons en même temps comme un individu à multiples facettes, à l'histoire sinueuse.

Pour résoudre ce paradoxe, le psychologue William James, dans le chapitre consacré à la conscience de soi dans son ouvrage Principles of Psychology (1890), part du principe que le soi se décompose en soi-objet et soi-agent. Le soi-objet réfère à la connaissance et l'évaluation de nous-mêmes, un peu comme la connaissance que nous pouvons avoir d'autrui ou des objets qui nous entourent. Pour résumer, on pourrait dire que le soi-objet est la réponse à la question « Qui suis-je ? ». La psychologie du développement et la psychologie sociale se sont beaucoup intéressées à la réponse que nous faisons, selon les étapes de notre vie, ou les circonstances sociales, à ce « Qui suis-je ? ». Mais une autre facette mystérieuse du soi est ce que W. James appelle le soi-agent : cette capacité mentale qui nous donne l'impression d'être un, que c'est bien nous qui dirigeons nos actions et nos pensées, qui contrôlons ce que nous ressentons, ce que nous projetons de faire. Le soi-agent nous permet en fait de conserver une unité mentale à travers toutes les circonstances de la vie, en bref, donne ce sentiment que « je suis moi ». Les sciences cognitives se penchent depuis quelques temps sur ce phénomène mystérieux : le sentiment d'évidence que nous avons d'être nous-mêmes.

Je suis multiple

Il est impossible de répondre à « Qui suis-je ? » en une ou deux phrases. Parce que tout individu est composé de multiples visages, selon les circonstances ou les étapes de sa vie. Le psychologue québécois René L'Ecuyer, spécialiste du développement des connaissances sur soi, a mené un très large projet de recherche auprès de personnes âgées de 3 à 100 ans. Il leur a demandé de répondre comme elles voulaient à la question « Qui suis-je ? ». L'analyse du discours de toutes ces personnes a révélé qu'on pouvait se référer à 43 facettes différentes du soi pour se décrire ! Ces facettes n'ont pas toutes la même importance ou le même statut hiérarchique dans la définition de notre image. Leurs multiples combinaisons, leur malléabilité permettent, selon lui, de rendre compte de toutes les figures possibles d'un individu au cours de sa vie 1. Certaines de ces facettes concernent tout ce que les personnes possèdent, que ce soit leur propre corps, des objets ou des personnes. D'autres réfèrent aux caractéristiques internes ou psychiques de la personne, comme les aspirations, les goûts et intérêts, les qualités et défauts, etc. Ressortent aussi dans le discours des gens ce qui les identifie (leur nom, prénom, lieu de résidence), leurs rôles et statuts (état civil, profession, rang dans la famille), leur idéologie (« je suis pour la non-violence ») et leur identité abstraite (« je suis un manuel »). Il s'agit en fait d'un curriculum vitae détaillé. L'enquête de R. L'Ecuyer montre également que nous décrivons nos capacités d'action et d'adaptation dans notre portrait. Enfin, toute une partie de ce que nous savons sur nous-mêmes concerne l'aspect social de l'être humain : nos capacités à sortir de nous-mêmes, à nous ouvrir aux autres, à entrer en interaction avec eux, ainsi que la qualité, positive ou négative, de nos relations avec les autres. Parfois même, certaines informations que nous donnons sur les autres (et donc plus sur nous-mêmes) nous définissent malgré tout implicitement, par personne interposée, que ce soit par contraste, prolongement ou continuité avec ces autres personnes. Dire « mon père était un bricoleur, lui » signifie clairement que je n'en suis pas un. « Mes enfants ont une bonne situation » sous-entend mon mérite comme père ou comme mère de les avoir menés là.