Les femmes ont une histoire Rencontre avec Michelle Perrot

Avant Michelle Perrot, l’histoire de France était peuplée d’hommes. Grâce à ses travaux, les femmes du passé ont enfin pris corps, des humbles lingères aux fougueuses militantes.

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De son éducation « baroque et contradictoire », Michelle Perrot a hérité d’un goût pour les transgressions tranquilles. Son père, athée, est un « féministe » avant l’heure. Il considère sa fille « comme un garçon », et l’incite à faire des études longues. Pourquoi pas médecine ? De son côté, sa grand-mère, pieuse, la fait scolariser dans un collègue catholique « de jeunes filles bien élevées ». M. Perrot conserve de ce double héritage l’art d’une politesse sans défaut et un goût indéracinable pour les pas de côté. Élève d’une institution catholique bourgeoise, elle lorgne du côté du Parti communiste. Marquée par de grandes figures masculines, de l’historien Ernest Labrousse au philosophe Michel Foucault, elle n’en est pas moins féministe convaincue. Cette propension à s’émanciper en douceur des cadres habituels l’aide à ouvrir des fronts pionniers. Après une thèse sur les grèves ouvrières, elle travaille avec M. Foucault et le juriste Robert Badinter sur l’histoire du monde carcéral jusque-là méconnu. Parallèlement, cette militante du Mouvement de libération des femmes (MLF) tente de retrouver des traces de la présence féminine dans l’histoire de France. Avant elle, l’histoire de France était peuplée d’hommes : rois, ministres, paysans, ouvriers. Grâce à ses travaux pionniers, écrivaines, militantes, ouvrières prennent enfin corps. M. Perrot défriche inlassablement ce nouveau champ de recherche, fait soutenir de nombreuses thèses dans ce domaine, et parvient à ouvrir l’institution académique à l’histoire des femmes puis aux « gender studies ». À la veille de ses 90 ans, l’historienne pour qui « la recherche n’a jamais cessé d’être un plaisir » revient sur ce parcours qui fit entrer les femmes dans l’histoire.

En octobre 1946, à 18 ans, vous entrez à la Sorbonne comme étudiante en histoire. Quelle est la place est accordée aux femmes dans le contenu de l’enseignement ?

Quand je suis arrivée à la Sorbonne, où d’ailleurs n’enseignaient que des hommes, l’histoire des femmes n’existait absolument pas. Ce qui régnait, c’était l’histoire économique et sociale enseignée par Ernest Labrousse. Cela m’a beaucoup séduit d’ailleurs. D’abord parce que c’était le front pionnier à cette époque, c’était « up to date ». D’autre part, sur le plan politique, E. Labrousse parlait des ouvriers, du socialisme, etc. Je ne viens pas du tout de ce milieu-là, mais c’était dans l’air du temps. J’étais d’ailleurs fascinée par la philosophe Simone Weil, qui avait travaillé en 1937 dans les usines Citroën. Enfin, cette histoire se présentait avec une grande volonté scientifique. Il fallait compter, numériser puis condenser l’ensemble dans des statistiques. Le modèle, c’était les sciences dures.

La question féminine vous intéressait-elle déjà ?

Oui, tout à fait. J’ai été scolarisé dans un collège catholique, le cours Bossuet, pour faire plaisir à ma grand-mère. L’une de mes professeures a été Benoîte Groult. Elle n’en avait pas du tout gardé souvenir, mais moi, si. Il y avait aussi des jeunes filles des Jeunesses étudiantes chrétiennes féminines. Elles étaient très mal vues, mais je les trouvais séduisantes, modernes, délurées ! Et Simone de Beauvoir était pour moi fondamentale, par son exemple et sa vie avant même de l’être par ses écrits. Je la voyais vivre, c’était une femme en mouvement, une femme qui conduit sa voiture, qui voyage, qui n’a peur de rien en définitive… sauf de la maternité peut-être. C’était une femme extraordinaire.