« L'Etat, c'est quoi ? » A qui poserait cette question faussement naïve, on pourrait répondre : ce sont les fonctionnaires. Il est en effet impossible de parler de l'Etat sans s'interroger sur ceux qui en constituent les principaux acteurs. Certes, l'action publique est faite d'interactions et de réseaux associant à des degrés divers les autorités publiques et la société civile. Cependant, quelle que soit sa complexité, l'action publique se traduit toujours à un moment ou un autre par le travail de fonctionnaires ou d'agents publics, c'est-à-dire par la mobilisation d'une catégorie spéciale de salariés qui agissent au nom et pour le compte de l'Etat, des collectivités locales, des hôpitaux ou des multiples établissements publics qui en dépendent. Les fonctionnaires restent donc au centre de toute interrogation sur la réforme de l'Etat. La question n'est pas seulement celle de leur nombre ou de leur organisation, mais également celle de leur place dans la société et de la spécificité qu'il convient de leur accorder
Le poids d'une histoire chaotique
Depuis que leur existence est reconnue, c'est-à-dire approximativement depuis la fin de l'Ancien Régime, de nombreux propos plus ou moins polémiques ont toujours été tenus sur les fonctionnaires 1. Historiquement, les fonctionnaires apparaissent dès qu'une différenciation suffisante des fonctions administratives apparaît, c'est-à-dire dès lors que les tâches d'intérêt collectif comme la défense, le recouvrement des impôts, la construction des routes sont confiées à des professionnels disposant d'un certain savoir-faire et non plus à ceux qui ont suffisamment de fortune personnelle pour acquérir ou hériter de charges (les « offices »). L'apparition des fonctionnaires doit donc beaucoup à trois facteurs : la constitution d'un budget public, la séparation progressive de l'espace privé (la famille et les affaires) et de l'espace public, et la recherche de qualifications professionnelles particulières.
Bien sûr, ces facteurs de différenciation ne jouent pas de manière simultanée et n'ont toujours pas épuisé tous leurs effets. La première école de fonctionnaires civils est celle des Ponts et Chaussées (1747), mais les débats sur la nécessité de former les fonctionnaires dans des écoles spécialisées se poursuivent durant les deux derniers siècles. La première école généraliste pour les hauts fonctionnaires, ancêtre de l'Ecole nationale d'administration, date de 1848, mais ne survivra que deux ans. La création de l'Ena moderne, en 1945, est toujours contestée aujourd'hui. De même, alors que l'on pense généralement que la France est le pays des fonctionnaires, du statut général et des concours, les controverses et les conflits autour de l'organisation professionnelle de la fonction publique ont été vifs jusqu'en 1946, date de l'édiction du premier statut général de la fonction publique. En effet, la question d'un statut a toujours recouvert celle des droits sociaux des fonctionnaires : devait-on ou non reconnaître aux fonctionnaires le droit de grève et le droit syndical reconnus aux salariés du secteur privé depuis la fin du xixe siècle ? Les fonctionnaires étant au service de l'Etat et de l'intérêt général, on a pu penser que le droit de grève était inacceptable. C'est d'ailleurs la solution qu'ont retenue des pays comme l'Allemagne ou les Etats-Unis.
La question de la spécificité des fonctionnaires se pose également en matière de recrutement. Jusqu'en 1870 environ, l'accès à la fonction publique ne dépendait pas du succès à un concours d'entrée mais reposait sur les relations sociales. Malheur à celui qui ne pouvait présenter une lettre de recommandation d'un élu local ! Selon les ministères et les corps, les carrières furent longtemps peu et mal organisées, laissées à la bonne volonté des ministres ou de certains hauts fonctionnaires dans un climat de conflits violents et de purges politiques. Il faut lire les écrits que les fonctionnaires du xixe siècle nous ont laissés pour comprendre à quel point la misère des bureaux et des bureaucrates est grande 2.