Massacres et génocides sont en France des « objets sales », ils constituent un sujet presque tabou...
Le massacre est un objet certes sale, mais ô combien central dans l'histoire du XXe siècle, voire dans l'histoire de l'humanité en général. Or les chercheurs ont bien des difficultés pour appréhender un tel objet, qui s'est trouvé plutôt délaissé en France. Le domaine a surtout été investi par les historiens, notamment américains ? je pense aux recherches de Christopher Browning . Mais peu de travaux ont développé une approche pluridisciplinaire et comparative, ce qui a été ma perspective dans ce livre, fruit d'une dizaine d'années de recherche . Il faut dire que j'ai accumulé, dans mon propre parcours, une formation pluridisciplinaire : au début, j'étais psychologue puis j'ai fait une thèse d'histoire, j'ai ensuite travaillé en science politique, en relations internationales ? notamment aux Etats-Unis, à Harvard. Ce qui m'a fourni différents points de vue pour travailler cette question de la barbarie.
Vous identifiez deux moments : d'abord la cascade de décisions rationnelles menant au massacre, puis le passage à l'acte, où les individus semblent basculer dans l'irrationnel, dans la folie meurtrière.
Dès lors qu'un massacre est perpétré, on a toujours tendance à l'attribuer à la folie des hommes. Or, il convient d'abord d'envisager l'aspect rationnel de telles pratiques : les auteurs de ces actes de violence extrême ont toujours des buts politiques ? conquérir ou conserver le pouvoir. Cela dit, il y a un moment où le massacreur semble basculer dans l'irrationnel. Toute ma recherche est tendue vers la compréhension de ce processus de basculement qui imbrique le rationnel et l'irrationnel, ce que je nomme la « rationalité délirante ». Pour comprendre le phénomène, il est fondamental d'étudier les discours des acteurs. On y trouve des éléments d'ordre paranoïde, ce que confirment les témoignages de survivants, qui affirment fréquemment que « les hommes sont devenus comme fous ». Cela ne veut pas dire qu'ils sont fous mais que, dans un contexte particulier, les exécutants d'un massacre sont comme emportés par une bouffée délirante. On peut noter aussi un phénomène de dissociation mentale, de « double personnalité » : c'est l'exemple du bon père de famille dont le travail consiste à mettre à mort des gens à Auschwitz.