Il n’est pas aisé de parler de la folie au singulier. Une infinité de nuances sépare la folie ordinaire et la folie pathologique. La première est notre compagnon de route, notre double, un rêve qui nous mène là où nous ne sommes pas. La seconde est un trouble organique. Certes, la ligne de démarcation entre les deux est difficile à cerner. D’un côté, il est question de comportements, au sens large du terme, s’écartant ponctuellement de la norme établie, de l’autre, il s’agit d’actes répétés, déraisonnables et dangereux. Mais à la variété très considérable de comportements qualifiés de « fous » s’ajoute celle des discours et des mots. Aussi l’étymologie met-elle en avant une image très parlante : follis, en latin, désigne un sac ou un ballon gonflé d’air, qui change de forme et de direction agité par le souffle du vent.
Du châtiment divin au réchauffement de la bile
Depuis l’Antiquité grecque, une foule de philosophes, de médecins et d’écrivains, de théologiens, de juristes et d’artistes a porté des éclairages et des jugements différents sur les actes irraisonnables. Ainsi, dans les poèmes homériques ou dans la tragédie ancienne, la folie est un châtiment divin sanctionnant des actes qui dépassent les bornes de la raison et de la nature (hybris). Le parricide (Oreste), puni par les dieux, délire, rongé par la culpabilité. L’homme aveuglé par une jalousie démesurée (Ajax) est en proie à des hallucinations funestes qui le couvrent de honte et le poussent au suicide. Dans l’Ancien Testament, le fou et l’impie ne font qu’un. La transgression des commandements divins est punie par la folie. Ainsi Saül, le premier roi des Hébreux, injuste et arrogant à l’égard du jeune David, se donne la mort après avoir été battu par les Philistins. Dans la médecine gréco-romaine, le vocabulaire de la folie se développe, l’étiologie et la nosologie se précisent : le déséquilibre humoral et le réchauffement de la bile, noire ou blonde, engendrent des affections mélancoliques et frénétiques, maniaques et hydrophobiques ainsi que des crises épileptiques. Dans le sillon tracé par l’auteur du traité Sur le mal sacré (Ve siècle av. J.‑C.), les troubles de l’esprit, considérés comme des maladies somatiques, « n’ont rien de plus divin et de plus sacré que les autres (maladies) ». À contre-pied des prêtres et des thérapeutes inspirés, qui traitent la folie par la prière, l’incantation ou l’incubation 1, les disciples d’Hippocrate traitent le délire hallucinatoire d’un frénétique entre autres par l’hellébore noir infusé dans le vin doux, la bouillie d’orge ou par un mélange de miel, d’eau et de vinaigre 2. Aux bienfaits du traitement médical, la tradition hippocratique joint ceux de la thérapie morale. Ainsi, Caelius Aurélianus (Traité des maladies aiguës et chroniques, Ve siècle apr. J.‑C.) recommande, contre l’épilepsie, de « se promener en litière ou en voiture ou d’exercer sa voix », car l’exercice vocal rétablit tout à la fois la santé de l’estomac, du souffle et de l’esprit.
Les continuateurs d’Hippocrate au Moyen Âge répandent des représentations somatiques de la folie en réunissant dans des sections consacrées aux « maladies de la tête » la nosologie et la clinique des maladies mentales décrites dans l’Antiquité.