L'intérêt pour le corps et le soin qu'on y porte semblent aujourd'hui à leur apogée en France. Il est difficile d'ouvrir un magazine qui n'y fasse pas référence. Le corps s'affiche de manière omniprésente sur les murs, sur les écrans, dans les pages des revues. Tandis que le temps passé à s'en occuper croît considérablement, les activités, support de cet investissement, sont sans cesse plus nombreuses. L'alimentation, les cosmétiques, les exercices physiques, les conseils médicaux ou encore l'habillement sont ainsi tour à tour ou simultanément mis au service du corps, et plus précisément de sa beauté, de sa santé et/ou de sa forme. Sous cet intérêt grandissant se dessine, pour un nombre toujours plus grand de Français, le souci de se conformer à un idéal corporel toujours plus prégnant. Quel est le fondement du choix des critères normatifs sur lesquels se base le type d'excellence corporelle retenue ? Si de nombreux travaux s'accordent pour voir avec les années 60 la période au cours de laquelle l'intérêt pour le corps croît de manière significative, la permanence de cet attrait ne s'actualise-t-elle pas depuis dans des directions diverses, voire opposées ? En d'autres termes, peut-on déceler des transformations ou des ruptures permettant de différencier plusieurs périodes significatives ? Quelles sont alors les raisons de ces éventuels changements ? Le détour par les différentes conjonctures qui se succèdent depuis cette date, et par les valeurs qui y sont privilégiées, permet-il de fournir des éléments explicatifs ?
L'étude de la presse, et plus particulièrement de la presse féminine, en plein essor et dont la puissance d'influence va se développer, permet d'identifier trois périodes depuis le début des années 60, correspondant à trois types d'excellence corporelle différents. Le passage de l'un à l'autre nécessite à chaque fois un renouvellement des moyens à mettre en oeuvre pour atteindre l'idéal du moment.
1960-1980 : souci du corps et idéal de minceur
A partir des années 60, les importantes transformations sociales et culturelles qui affectent la société française entraînent un nouveau regard sur le corps. Tandis que, parallèlement à l'augmentation du temps de loisir, un temps pour soi prend réellement consistance, les soins qui lui sont portés, en matière de beauté et de santé, se développent et deviennent légitimes. Sous l'effet des événements de mai 1968 et des revendications de libération du corps qui s'ensuivent, dans un contexte où le recul des grandes idéologies et des causes collectives s'accompagne d'un net repli sur la sphère individuelle, cette centration sur le corps croît encore au cours des années 70. S'occuper de son corps, en tant que lieu d'identité personnelle et de conquête individuelle, devient une priorité. De nouvelles thérapies centrées sur le corps sont introduites dans diverses institutions. Comme l'exprime Yvonne Berge en 1975, il faut vivre son corps, ou plus exactement, il faut se mettre au service de son corps. Le souci de conformité aux nouveaux codes esthétiques, qui font l'objet d'un véritable matraquage, ne fait qu'accroître ce phénomène. Les magazines féminins et la publicité consacrent un nouvel idéal : la minceur, incarnée par les stars et les mannequins. Rondeurs et bourrelets sont bannis, seins et hanches gommés. Tandis que la jeunesse tend à devenir un style et une exigence pour tous, le corps, toujours plus dévoilé sur les plages comme dans la rue, est l'objet, comme le montre par exemple Claude Fischler, de toutes les attentions 1. Dans les mensuels spécialisés qui apparaissent autour de la thématique corporelle, tels que Maigrir-rester jeune, au titre emblématique, les régimes, et plus généralement tout ce qui touche à l'alimentation, semblent être alors la solution idéale pour atteindre les nouvelles normes corporelles. Par l'intermédiaire de pages culinaires et de rubriques diététiques toujours plus nombreuses et régulières, la nourriture se fait plus légère. Les graisses sont proscrites. La consommation de pain, de pommes de terre, de sucre, présentée comme une menace pour le corps, est condamnée et connaît effectivement une baisse sensible. Les grillades, légumes verts et laitages ont un succès croissant, majoritairement dans les groupes sociaux les plus favorisés qui, comme le montre le sociologue Luc Boltanski, sont les plus touchés par la recherche de ce nouvel idéal 2. Parallèlement, les activités physiques et sportives connaissent un essor important. Dès le début des années 60, tandis que le sport, qui touche en majorité des hommes, décolle véritablement, un intérêt d'ordre hygiénique en faveur d'exercices visant directement l'entretien et la beauté du corps se dessine, tout particulièrement chez les femmes. Des cours de gymnastique d'entretien sont organisés de manière plus ou moins informelle. Des séances de culture physique sont présentées à la radio et à la télévision, des clubs de plage sont mis en place afin de satisfaire une demande de mouvement et de dépense physique pendant les vacances. Quelques « centres féminins d'esthétique corporelle » (présentés déjà dans L'Express en 1965), fonctionnant sur une logique de marché et s'appuyant sur la culture américaine, complètent cette liste ; ils ne touchent alors qu'une clientèle parisienne aisée. Le corps et ses idéaux deviennent la valeur emblématique de tous ces lieux. Au même moment, de nouvelles organisations qui s'intéressent à l'entretien du corps, telles que la Fédération française de gymnastique éducative et de gymnastique volontaire (FFGEGV) et la Fédération française d'entraînement physique dans le monde moderne (FFEPMM), voient leurs sections et leurs adhérents se multiplier, et commencent à se structurer. Au cours des années 70, le nombre de Françaises prenant conscience du bienfait des exercices physiques continue d'augmenter. Les propositions de pratiques corporelles sont plus nombreuses. Les programmes beauté et santé des magazines féminins font progressivement référence à des pratiques physiques, de manière irrégulière avant 1978, puis de plus en plus fréquemment à partir de cette date. Participant pleinement à cette « culture hygiéniste du corps », le nombre d'adeptes de la course à pied croît considérablement. Les gymnastiques d'entretien, qui deviennent pour les femmes un remède à leur volonté de recherche de santé et de beauté-minceur, augmentent également leur audience. Le nombre de licenciés de la Fédération française d'éducation physique et de gymnastique volontaire passe d'un peu plus de 40 000 en 1970 à près de 240 000 en 1980. Après quelques balbutiements, les effectifs de la FFEPMM connaissent également une progression constante. De 1973 à 1980, ils sont multipliés par trois (de 48 000 à près de 129 000). Le souci du corps est bien devenu une réalité entre 1960 et 1980.