Les langues entre universalisme et relativisme

La recherche des différences et des ressemblances entre les langues est l'une des questions fondatrices de la linguistique. Où en est cette discipline aujourd'hui ?

La diversité des langues constitue une donnée de fait : à la surface du globe, plus de cinq mille langues sont parlées, qui diffèrent - plus ou moins, selon les cas - au plan des formes sonores (phonèmes, tons, intonations) et graphiques (systèmes d'écriture), de la morphologie, de la syntaxe et du lexique.

Nul ne saurait contester ces différences. Il n'en reste pas moins qu'il est possible de passer d'une langue à une autre, ainsi qu'en témoignent l'exercice de la traduction et l'apprentissage des langues étrangères. Or, si les langues sont ainsi convertibles les unes dans les autres, au moins jusqu'à un certain point, c'est qu'il doit bien exister entre elles certaines homologies.

Rendre compte des différences et des ressemblances entre les langues, telle est donc, en définitive, la problématique fondatrice de toute démarche de linguistique générale. Mais d'une théorie à l'autre, les réponses divergent sur les enjeux mêmes de cette problématique : quelle importance relative accorder aux différences et aux ressemblances ?, quel statut leur donner ?, enfin, quel impact cognitif leur reconnaître ?

Débat autour des universaux

Concernant la question des universaux du langage, deux positions antagonistes se sont affrontées. Une première attitude, ancrée dans une certaine tradition structuraliste, a consisté à aborder chaque langue comme un système spécifique, en évitant, par prudence méthodologique, de postuler l'existence de quelconques catégories, structures ou contenus universels. André Martinet affirmait ainsi : « Rien n'est proprement linguistique qui ne puisse différer d'une langue à l'autre. » Cette position est assez largement représentée dans ce que l'on a appelé la linguistique de terrain, dont l'objectif est d'étudier, avec l'aide d'informateurs natifs, des langues non encore décrites.

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A l'inverse, la grammaire de Noam Chomsky proclame qu'il n'existe dans les langues qu'« un seul système (computationnel) et un seul lexique ». Dans ses développements les plus récents (dits du programme minimaliste), la théorie de N. Chomsky postule l'existence d'un ensemble de « principes formels » d'une « grammaire universelle » 1. Dans cette perspective, les points communs entre les langues relèvent donc de principes généraux de fonctionnement. La problématique est circonscrite au plan de la syntaxe ; il s'agit d'une syntaxe formelle très abstraite, modélisable en termes d'un calcul logico-algébrique sur des symboles (d'où sa dénomination de linguistique computationnelle, c'est-à-dire calculatoire à la manière d'un ordinateur), et autonome (c'est-à-dire représentable en dehors de toute considération de sens et d'emploi en contexte).

A l'heure actuelle, nombre de linguistes partagent l'idée qu'il faut rechercher des points communs entre les langues au niveau de leur fonctionnement formel, plutôt que dans les contenus substantiels. Il semble en effet que l'on n'ait jamais réussi à trouver de véritables universaux de substance (lexicale ou grammaticale).

D'une langue à l'autre, les contenus lexicaux sont soumis à des variations qui reflètent des différences socioculturelles : le français est la seule langue à faire la distinction entre un « fleuve » (qui se jette dans la mer) et une « rivière » (qui se jette dans un autre cours d'eau) ; le français parle de « mouton », là où l'anglais distingue sheep (l'animal sur pied) et mutton (en tant que viande comestible) ; le swahili ne possède pas de terme générique pour désigner le « riz », et traite comme trois objets distincts mpunga (le riz sur pied), mchele (le riz récolté et décortiqué) et wali (le riz cuit) ; face au français « bois », le danois connaît trae (l'arbre, et la matière), tömmer (le bois de charpente), skov (le lieu planté d'arbres) et braende (le bois de chauffage) ; etc.

Quant aux contenus grammaticaux, l'observation montre que les catégories morphologiques et syntaxiques ne sont pas universelles et que leurs significations varient d'une langue à une autre : certaines langues n'ont pas d'adjectifs, d'autres n'ont pas de relatives ; l'idée que toutes les langues auraient des noms et des verbes est fortement controversée, et l'opposition entre noms et verbes ne renvoie pas tout uniment à la distinction sémantique entre entités et actions ; les désinences casuelles ont des signifiés très différents d'une langue à une autre ; etc.