L’histoire commence dans les faubourgs de Moscou, près de la résidence de campagne de l’écrivain Léon Tolstoï, dans la deuxième partie du XIXe siècle. Une riche héritière y fait construire une clinique pour que le neuropsychiatre Sergueï Korsakoff y applique ses nouvelles approches de psychiatrie humaniste, en rupture avec des méthodes carcérales d’un autre temps. S. Korsakoff soigne notamment des patients dont la dénutrition et la grosse consommation de vodka sont associées à plusieurs symptômes : amnésie antérograde (oubli des événements vécus après le début de la maladie), amnésie rétrograde (concernant cette fois-ci les souvenirs antérieurs), confabulations (ou distorsions de la mémoire)… Les observations sont précises, les troubles minutieusement décrits : l’ensemble de ces symptômes portera le nom de syndrome de Korsakoff. Certaines capacités de mémoire sont malgré tout intactes chez de tels malades : c’est également ce que constate le neuropsychologue genevois Édouard Claparède, lui aussi auprès d’une patiente atteinte du syndrome de Korsakoff. Tendant la main pour saluer le médecin, la malade se pique à une épingle qu’il avait dissimulée dans sa paume. Un peu plus tard, alors qu’elle ne se souvient pas de cet épisode explicitement, elle refuse de lui tendre la main, comme si l’épingle avait laissé une trace, à son insu. É. Claparède souligne ainsi le contraste entre une mémoire qu’il appelle « explicite », ici perturbée, et une mémoire « implicite », préservée. Ce type de contraste constitue ce que les psychologues appellent une « dissociation ». Aujourd’hui encore, les travaux réalisés avec des patients Korsakoff continuent de faire progresser nos connaissances. Mais de nombreux autres malades sont entrés en scène, illustrant de nouvelles dissociations, et confirmant que la mémoire humaine n’est pas constituée d’un seul bloc.
H. M., K. F., K. C. et les autres…
Dans la deuxième moitié du XXe siècle, les patients souffrant de divers troubles de la mémoire ont ainsi permis la naissance et le développement de la neuropsychologie cognitive, qui vise à décrire les mécanismes de la pensée en relation avec le fonctionnement cérébral. Ils sont généralement connus par leurs simples initiales. Le plus célèbre sans doute, H. M. (décédé le 2 décembre 2008), s’est prêté à de multiples expériences et a fait l’objet de nombreuses publications, dont la première (par William Scoville et Brenda Milner, en 1957) est l’un des articles de neurosciences les plus cités. Il souffrait d’une mémoire déclarative défaillante qui l’empêchait de reconnaître sa psychologue, B. Milner, et de se souvenir de leurs précédentes entrevues. En revanche, il était capable de nouveaux apprentissages, comme le dessin en miroir (apprendre à dessiner en ne voyant que le reflet de sa main), attestant d’une mémoire indépendante que l’on baptisa « procédurale ». K. F., autre patient, s’avérait incapable de répéter de courtes séries de chiffres, alors qu’il pouvait restituer des histoires. K. C., lui, présentait un déficit de la mémoire épisodique l’empêchant de se souvenir des événements vécus dans le passé, mais pouvait se rappeler des informations sémantiques. Il pouvait aussi en apprendre de nouvelles (comme la signification des mots Internet ou Monica Lewinsky).