Dans un ouvrage publié dès 1946, mais seulement traduit en 2013 en français, le philologue Max Weinreich, réfugié à New York, entreprenait de montrer un fait selon lui un peu trop vite oublié après les procès de Nuremberg et la condamnation des hauts dignitaires du régime : le nazisme et ses conséquences mortifères n’avaient pas été l’œuvre d’une poignée de gangsters et de militaires obtus entraînés par un prophète psychopathe, mais une entreprise à laquelle des centaines d’universitaires et intellectuels allemands avaient collaboré. Qu’un journaliste comme Alfred Rosenberg fût devenu l’idéologue officiel du NSDAP (parti nazi) puis ministre de l’Enseignement du Reich en 1934 était une chose. Que d’éminents physiciens, Philip Lenard et Johannes Stark, tous deux Prix Nobel, aient signé dès 1924 une apologie d’Adolf Hitler assortie d’une dénonciation de la « physique juive » d’Albert Einstein, était une caution autrement plus significative de l’engagement d’une élite scientifique et académique allemande aux côtés du national-socialisme. Et ce n’était qu’un début : après l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler en 1933, des centaines de juristes, historiens, géographes, démographes, économistes, médecins, biologistes et philosophes allaient faire de même, que ce soit par conviction profonde ou ambition bien comprise. M. Weinreich, dans son livre, ne donnait encore qu’une image partielle de la réalité qu’il entendait dénoncer, et son ouvrage laissa la place, chez les spécialistes du nazisme, à d’autres priorités et débats, portant sur l’ampleur, les responsabilités et les intentions de l’holocauste juif. La réédition de Hitler et les professeurs en 1999 coïncida avec le développement d’une nouvelle vague de recherches liées à l’ouverture des archives allemandes : l’histoire politique et militaire du IIIe Reich s’enrichit d’une multiplicité de regards portés sur le vécu des acteurs, aussi loin qu’ils aient été placés des centres de décision. La question de savoir comment une nation aussi avancée que l’Allemagne avait pu sombrer dans une telle barbarie s’en trouva renouvelée. La thèse, portée par Hannah Arendt, des effets machinaux du totalitarisme et de la « banalité du mal » ne suffisait pas à comprendre comment les idées, les méthodes et les objectifs du national-socialisme avaient pu, en si peu de temps, gagner les esprits de millions de citoyens. Selon Olivier Juanjan, la « folie » du Führer, le fatras de Mein Kampf, la brutalité du régime, les propos sommaires de ses dignitaires ne constituent pas une réponse. Lui-même, et d’autres chercheurs de sa génération, reprenant la démarche de M. Weinreich, ont exploré la manière dont des intellectuels, des savants, des penseurs allemands ont contribué à traduire et développer les principes d’un national-socialisme qui couvrirait l’ensemble des aspects de la vie politique, sociale, éthique et intellectuelle du « Reich millénaire » à venir. Un « grand récit » qui procède à un renversement des valeurs modernes, dans lequel l’historien français Johann Chapoutot voit le projet d’une « révolution culturelle » : « Les crimes nazis furent indissociables d’une “révolution culturelle”, d’une refondation normative qui arasait les normes juridiques et morales communes pour en proposer d’autres. »
Trois piliers de l’idéologie nazie
1 - Extirper et purifier
Les savants nazis n’ont pas inventé les races humaines, leur hiérarchie et leurs rapports avec les nations et les cultures. L’anthropométrie raciale, les spéculations des philologues sur les Indo-Européens, le mythe aryen occupaient de larges pans de la science et de la littérature depuis le début du 19e siècle en Europe. L’antisémitisme, lui, a déjà une longue carrière dans les pays chrétiens. Il ne repose pas forcément sur un discours racial, mais plutôt religieux ou complotiste.
Pour énoncer une politique raciale, les penseurs nazis ne se contentent pas de brandir quelques sources savantes ou littéraires. Ils s’efforcent d’articuler dans le détail la théorie à la situation de l’Allemagne et aux buts des dirigeants du NSDAP.
Le juriste Hans Günther (1891-1968), autoproclamé anthropologue, purifie en 1926 le mythe aryen : selon lui, contrairement à ce que suggérait l’hypothèse indo-européenne, les ancêtres des Germains ne sont pas venus de l’Est, mais du Nord, de Scandinavie, faisant des Allemands les descendants directs d’un peuple antérieur aux civilisations de l’Inde. L’Orient, auxquels les nazis associent les Juifs, les Asiatiques et les Slaves, n’a plus d’autre place que celle de repoussoir, et Hitler, on le sait, se propose depuis toujours d’y tailler son empire sans aucun égard pour ses habitants. La légende nordique n’en reste pas là : H. Günther, ainsi que Richard Walther Darré, et plus tard les savants de l’Ahnenerbe (« héritage ancestral »), organisme de recherche créé par Heinrich Himmler, s’emploient à montrer que les grandes civilisations antiques, à commencer par la Grèce et Rome, n’ont pu être fondées que par ce même peuple venu du Nord. Les arts et la culture des Spartiates, des Athéniens et des Romains sont ceux que les nazis admirent et vont promouvoir, mieux même que l’art gothique. Leurs vues sur l’Europe de l’Ouest et du Sud sont rendues d’autant plus légitimes que leur passé ancestral leur donne des droits. L’anthropologie de H. Günther n’est pas seulement historique, elle propose d’agir. Il professe, par exemple, que les Allemands, comme les autres nations européennes de l’Ouest ayant des racines germaniques, se sont mélangés avec d’autres races, ce qui explique en partie leur décadence, les Juifs étant les principaux intrus. L’avenir national-socialiste a donc pour tâche de « renordiser » ces peuples abâtardis en interdisant le métissage, en imposant des normes de « santé raciale » et des objectifs démographiques spécifiques. Le médecin Walter Gross, qui sera chargé de l’Office nazi d’éducation raciale en 1933, recommande : les peuples « récupérables » seront « regermanisés », les autres, « irrécupérables », – c’est-à-dire les Juifs et les « Orientaux » – doivent être « extirpés ». Le docteur Friedrich Gollert, en 1943, sera plus précis : à propos de la Pologne, il propose de germaniser la moitié des Polonais, d’en réduire entre un quart et un tiers à une condition servile qui, à terme, les fera disparaître, et d’éliminer le reste tout de suite. La tenue de statistiques raciales devient, sous le IIIe Reich, une activité fébrile dont au moins trois organismes sont chargés.