« Moi, je suis un ouf de Nike. Chez moi, j’dois avoir une trentaine de baskets, de toutes les époques, en particulier celle de Jordan. Elles sont sur l’étagère à côté de mon lit, c’est la déco. Tu rentres dans ma chambre, tu vois du Nike partout ! » Comme Bachir, 27 ans, les jeunes de la rue, ceux que l’on appelle communément « jeunes des cités », sont profondément marqués par la culture des marques. L’expression est à prendre littéralement : il s’agit de la culture façonnée par ces firmes globales adeptes du « branding », cette théorie qui recommande aux grandes marques de se préoccuper davantage de leur image (design, logo, etc.) que de la production (délocalisation, sous-traitance, etc.). Publicité, sponsoring d’événements et de champions, activités philanthropiques, sportives (tournois organisés par la marque…) ou culturelles (concerts organisés par la marque…), les déclinaisons de cette culture des marques sont légion.
« Nike, c’est ma jeunesse ! »
Bachir est intarissable sur Nike, qui représente pour lui beaucoup plus qu’une simple marque de chaussures : « Nike, c’est ma jeunesse, mes idoles, des mecs comme Jordan. La première fois que je suis allé à Paris, c’était pour l’ouverture d’un grand magasin Nike, après pour les tournois Nike sur les playgrounds de la Chapelle, où y’avait les derniers modèles de Nike Air à gagner. Nike, pour moi, c’est le sport, les champions, ceux qui gagnent, qui font rêver. Quand tu grandis ici, en cité, t’as b’soin d’ça, sinon tu vois tout en noir et tu déprimes, tu coules, tu deviens un loser ! »
Adolescent, il a rapidement compris que son père ouvrier n’était pas en mesure de lui payer ces fameuses baskets, dont la communication habile de Nike, en surfant sur le « phénomène Jordan », avait porté le prix aux environs de 1 000 francs (150 euros), du jamais vu pour une simple paire de baskets. Baskets « tombées du camion » (recel), dépouillage d’adolescents dans les RER, achat des baskets avec l’argent « sale » de la vente de cannabis, vols dans les magasins, Bachir a à peu près tout fait pour se procurer les Nike de ses rêves.
Le fait qu’il ne trouvait que des stages de formation sous-payés et que son père traversait une période de chômage n’arrangeait pas les choses. La délinquance était selon lui un passage obligé pour se conformer aux injonctions de la mode, relayées dans les rues du quartier et les cours de récréation. Cette peur d’être différent, renvoyé dans le camp des perdants, des pauvres, des « exclus » (« les clochards » comme ils disent), Bachir va la transmettre à son fils : « À l’époque, si t’avais pas des Nike, t’étais un clochard, un pauvre gars, comme aujourd’hui. C’est pour ça que j’ai acheté des Nike à 75 euros à mon bébé. Je lui ai acheté des Baby-Jordan ! Y’en a qui m’disent que c’est trop cher pour un bébé, surtout que je suis aux assédics depuis janvier. Mais j’veux qu’mon fils, il n’ait pas l’air d’un clochard ! »
La trajectoire de Bachir est emblématique de celle de nombreux jeunes des rues. Comme lui, ils sont généralement issus des familles les plus pauvres du quartier, souvent des familles nombreuses et immigrées. Leur présence dans l’espace public est considérée par beaucoup de résidents comme la marque de la déviance et/ou de la pauvreté, et, dans tous les cas, de la mauvaise réputation du quartier. Avec des tours d’une dizaine d’étages, l’espace public est en permanence sous le contrôle visuel des habitants demeurant dans l’espace privé. Les jeunes de rue évoluent en conséquence sur une « scène de théâtre », où ils sont en représentation permanente (sauf repli dans les halls et les sous-sols), où ils sont sous le regard de spectateurs qui, ils le savent, les stigmatisent. Si la déviance fait peur, la pauvreté, en général, fait pitié : les jeunes de rue préfèrent faire peur que pitié, « comme tout le monde » serait-on tenté de dire. Le premier stigmate à combattre n’est donc pas celui du « déviant », mais celui du « pauvre ».