Dans la République populaire et démocratique de Bubunne, les femmes commandent et travaillent, alors que les hommes restent au foyer et sont soumis à leurs désirs. La comédie dystopique Jacky au royaume des filles, imaginée par Riad Sattouf en 2014, met en scène l’histoire d’une dictature glaçante qui se termine en forme de pied de nez : le héros, Jacky, réussit à épouser la reine Bubune XVII qui, en dévoilant à son peuple sa nudité, révèle qu’elle est en fait un garçon que sa terrible mère avait jusque-là travesti.
Beaucoup de fictions proposent des formes fantasmées de matriarcat. Mais qu’en est-il réellement de cette notion à laquelle on attribue un sens plus ou moins élargi pour évoquer la détention de l’autorité (politique, religieuse, sociale, familiale) par les femmes ?
Fantasmes et conjectures
Les thèses évolutionnistes des savants du 19e siècle soutenaient l’existence de matriarcats primitifs. La plus célèbre est restée celle du juriste Johan Bachofen qui s’appuyait sur la découverte de statuettes féminines comme les Vénus paléolithiques ou les « déesses-mères » néolithiques. Qualifiées de « constructions mythologiques savantes » par les anthropologues, ethnologues et archéologues, ces thèses ont été abandonnées au 20e siècle. Comme le faisait remarquer l’anthropologue Alain Testart (1945-2013), si la Vierge Marie a joué le rôle de déesse-mère durant tout le Moyen Âge occidental, cela ne signifiait pas que le matriarcat régnait alors sur la société.
Il faut bien admettre que les débats sur la réalité des matriarcats se sont longtemps inscrits dans des visions du monde sous-tendues par des idéologies politiques. Au 19e siècle, le philosophe Charles Fourier, en quête d’une « harmonie universelle » et d’un socialisme coopératif, le considérait comme une période de « l’enfance du genre humain ». Des historiens ou philosophes tels que Friedrich Engels qui soutenait un communisme des origines, Joseph Proudhon, Friedrich Nietzsche, Mikhail Bakounine emboîtèrent le pas à la théorie gynocratique 1 de J. Bachofen.
Au 20e siècle, les thèses matriarcales se sont inscrites dans le contexte des luttes féministes. Dans les années 1960-1970, l’irruption d’un féminisme new age a imaginé les matriarcats comme des sortes de théocraties bienveillantes dans lesquelles on croisait des reines, princesses et bonnes sorcières, qui auraient dirigé des institutions politiques et religieuses fondées sur un « gouvernement des mères ».
Nombreuses ont été les lectures fantaisistes de la préhistoire, faisant du matriarcat « une zone de recherche interdite », un « sujet tabou » si l’on ne veut pas être frappé par la censure académique et discrédité auprès de la communauté des chercheurs, constatent l’anthropologue David Graeber et l’archéologue David Wengrow dans Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité (2021).
Ainsi, les recherches de Marija Gimbutas (1921-1994), archéologue lituanienne émigrée aux États-Unis, ont longtemps été présentées comme venant d’une « féministe excentrique ». Dans les années 1960-1970, cette chercheuse soutenait que l’arrivée de peuples indo-européens aurait mis un terme à l’existence de sociétés peu hiérarchisées dans lesquelles le pouvoir entre les deux sexes était également réparti. Selon elle, les kourganes, ces sépultures monumentales masculines apparues au 3e millénaire avant notre ère entre mer Noire et mer Caspienne et répandues ensuite dans toute l’Europe, étaient les symboles les plus marquants de l’arrivée de peuples indo-européens venus d’Asie mineure, qui avaient imposé leur langue et leurs mœurs patriarcales. Cette « hypothèse kourgane » est aujourd’hui confirmée par les analyses de l’ADN ancien et la communauté scientifique. Discréditée à la suite de récupérations fantaisistes de son livre paru en 1982 (The Goddesses and Gods of Old Europe), cette archéologue ne cédait pourtant en rien à l’hypothèse d’un matriarcat primitif. Elle voyait simplement les sociétés antérieures à l’arrivée des Indo-Européens comme intrinsèquement pacifiques, vénérant un panthéon commun sous l’égide d’une déesse suprême. Ses travaux s’appuyaient sur les centaines de statuettes féminines retrouvées dans les sites de son terrain de recherche.