Les natures sont dans la culture

L'ethnologie n'a cessé de s'interroger sur le pouvoir des sciences naturelles à expliquer les cultures humaines. Mais ces sciences dépendent elles-mêmes d'un point de vue particulier : celui des sociétés modernes sur leur environnement. Etudier l'environnement humain, c'est aussi comparer les différentes manières dont les cultures construisent leur nature.

Dans une célÈbre apologie de Jean-Jacques Rousseau, Claude Lévi-Strauss reconnaît à l'auteur du Discours sur l'origine de l'inégalité le mérite d'avoir fondé le champ de l'ethnologie en posant le problème des rapports entre la nature et la culture 1. Cette question parcourt toute l'oeuvre de C. Lévi-Strauss, mais elle accompagne aussi le développement de la discipline depuis ses origines, conduisant Michel Foucault à y voir sa marque distinctive : « Le problème général de toute ethnologie, écrivait-il, est bien celui des rapports (de continuité ou de discontinuité) entre la nature et la culture. » 2 L'auteur des Mots et les choses entendait ainsi souligner la contrainte dans laquelle se trouve l'ethnologie, pour comparer les cultures entre elles, de s'appuyer sur une région des savoirs proche de la biologie, de l'économie et de la linguistique. La distinction de méthode entre sciences de la nature et sciences de la culture, qui se met en place à la fin du xixe siècle, définit en effet le champ où l'ethnologie a pu se déployer. Mais elle l'a condamnée dès ses débuts à ne pouvoir appréhender l'environnement physique que comme ce cadre extérieur de la vie sociale dont les sciences naturelles définissent les paramètres.

Les rapports entre la nature et la culture ont toutefois été envisagés selon des approches anthropologiques très diverses, qui reflètent à la fois l'héritage de la division des sciences et les inflexions théoriques des différentes traditions nationales. L'anthropologie américaine a eu tendance à faire prévaloir l'incommensurabilité des appréhensions culturelles de la nature, tandis que les écoles française et britannique, plus proches de l'ambition universaliste de la philosophie des Lumières, ont cherché au contraire à proposer des théories générales de l'articulation entre les déterminations naturelles et les déterminations sociales.

L'étude interculturelle des conceptions de la nature pose un problème de taille. Les peuples prémodernes, dont l'ethnologie a longtemps fait son objet principal, ont en effet tendance à attribuer aux objets naturels bien des caractéristiques de la vie sociale. Notée très tôt par les voyageurs et les missionnaires, l'humanisation des plantes et des animaux allait à l'encontre des canons de la rationalité scientifique. Elle a sans doute beaucoup contribué à l'émergence du projet ethnologique, comme tentative d'expliquer des formes de pensée énigmatiques où la séparation de la culture et de la nature ne paraissait pas avoir cours. Comment admettre, en effet, que des hommes puissent affirmer qu'ils ont pour ancêtre un ours, un perroquet, voire un poux, si ce n'est au titre d'une croyance bien peu raisonnable ? De là sont nés les interminables débats sur le « totémisme primitif » où s'illustrèrent les grands fondateurs de la discipline, de Edward B. Tylor à James Frazer, en passant par Emile Durkheim et Arnold Van Gennep. Mais les peuples longtemps qualifiés de « naturels » ne sont en aucune façon englués dans la nature. Les objets et les êtres qui peuplent leur environnement se conforment au contraire à bien des règles de la société : les récits mythiques nous les montrent doués de sentiments et de moralité, constituant des familles, recevant des dons, parlant, cuisinant, et accomplissant de grands rituels. Une nature ainsi dotée de la plupart des attributs de l'humanité n'est évidemment plus une « nature ». Si le Soleil, la Lune, le mouvement des constellations et la succession du jour et de la nuit sont pour nous des phénomènes physiques, régis par des causes, il n'en va pas de même pour les peuples qui attribuent le comportement de ces éléments à l'action passée de leurs ancêtres : un geste bien ou mal accompli, le meurtre d'un animal, une relation sexuelle illicite... Et si nous ne doutons pas de l'origine infectieuse ou métabolique, c'est-à-dire naturelle, de la plupart des affections humaines, combien de peuples n'y voient-ils pas les conséquences de mauvaises actions commises par le malade ou par un tiers ? Ni les astres, ni les agents des maladies ne sont, partout dans le monde, des êtres extérieurs à la société des hommes.