Les philosophies de la morale

La nature s’oppose-t-elle à la morale ?

La nature ne connaîtrait qu’une seule règle : le droit du plus fort. N’est-ce pas ce que nous enseignent peu ou prou tous les documentaires animaliers ? C’est en tout cas la thèse que prônait l’impétueux et peu recommandable Calliclès mis en scène par Platon dans le dialogue du Gorgias. Le corollaire est simple : la morale ne vise qu’à étouffer la nature, elle est une convention inventée par les faibles pour circonvenir les forts.
La nature serait-elle donc immorale ? Pas si simple. Car « suivre la nature » est précisément le précepte que se donnent de nombreuses philosophies antiques. C’est le cas des cyniques pour lesquels la vertu est dans l’action, non dans la connaissance. Pour être heureux, il faut savoir vivre à la dure : manger peu, supporter le froid et la chaleur, entraîner son corps pour qu’il supporte les aléas de l’existence. Il faut aussi refuser le conformisme et les conventions sociales qui produisent des désirs inutiles et créent des déceptions. Diogène, sorte de beatnik antique, vivait ainsi dans un tonneau et n’hésitait pas à se masturber en public pour montrer que ce qui est honteux, ce n’est pas la nature et la sexualité, mais la vanité ou la cupidité. Aussi nous enjoint-il à « ensauvager la vie ». Le chien est promu comme modèle : il a des besoins limités, ne se complique guère la vie avec la pudeur ou la réputation et se fait comprendre simplement, en mordant ou en remuant la queue.
L’épicurisme aussi se réclame de la nature. N’est-ce pas elle qui nous enseigne que tous les êtres vivants recherchent le plaisir et fuient la douleur ? C’est donc le principe qui doit servir de base à la morale. Et parmi les désirs, le sage doit distinguer les désirs naturels (la faim, la soif, le désir sexuel…) et ceux qui ne le sont pas (l’amour, la gloire, la richesse…).
Les stoïciens que l’on dépeint souvent en ennemis jurés de l’épicurisme entendent également « vivre en accord avec la nature », expression qui devient même un de leur credo. Ce par quoi ils comprennent autre chose encore puisqu’ils lient nature et raison en un double sens. L’univers est un grand vivant rationnel et la spécificité de la nature humaine réside dans sa rationalité. Rien à voir on le voit avec la nature telle que l’entend Calliclès.
Les philosophies antiques défont donc le préjugé moderne qui oppose nature et moralité. Mais elles nous enseignent également que « suivre la nature » est une injonction morale qui peut être interprétée de bien des manières.