Les retraités forment-ils un lobby ?

Les plus de 60 ans représentent aujourd'hui le quart de la population française adulte, et leur nombre ne cessera de croître. Forts de cette importance, ils ont entrepris depuis dix ans de s'organiser et de faire entendre leur voix dans l'espace public. Forment-ils pour autant un groupe de pression unifié ?

Le développement de la société industrielle et du salariat a progressivement conduit l'Etat à structurer des formes collectives de prise en charge des grands risques de l'existence (vieillesse, veuvage, handicap, santé, chômage). En à peine un demi-siècle, la France a bouleversé les anciens systèmes de solidarité en matière de vieillesse en organisant une gestion socialisée des risques par le biais de l'impôt et des cotisations sociales. A tel point que les dépenses de protection sociale sont passées, selon l'Insee, de 12 % de la richesse nationale en 1949 à 28,5 % en 2000. En 2003, les seules dépenses pour le risque vieillesse et survie (pensions, allocations diverses) avoisinent les 200 milliards d'euros soit plus de 12,8 % du PIB et environ 43,5 % de l'ensemble des dépenses de protection sociale. La France a très largement fondé son système de retraite sur la répartition où les cotisations des actifs financent les pensions des retraités. Ce contrat intergénérationnel représente aujourd'hui un enjeu politique de premier ordre. La pension de retraite constitue en effet l'essentiel des revenus mensuels des retraités, notamment des anciens fonctionnaires et salariés. Les politiques sociales, en structurant une partie de leurs interventions à partir de critères d'âge, ont donc favorisé le développement de catégories d'intérêt parmi lesquelles figurent actuellement plus de 12,5 millions de retraités et assimilés en France. La politique de la vieillesse, dont la retraite n'est qu'un volet, structure ainsi des catégories d'intérêt qui constituent potentiellement une force politique et sociale.

De très puissants groupes de pression

Aux Etats-Unis, le lien entre le développement de l'Etat providence et celui des groupes de pression liés à l'âge a été mis en évidence dès les années 1970, avec l'étude d'Henry Pratt sur le « gray lobby 1 ». Ce « lobby gris » désigne les groupes de pression s'employant à défendre les intérêts des bénéficiaires des politiques de la vieillesse. Environ deux décennies plus tard, le magazine Fortune classait la puissante association américaine des retraités (American Association of Retired Persons) et ses 35 millions de membres à la première place du palmarès des 25 plus influents lobbies de la société américaine.

En France, le phénomène n'a commencé à s'affirmer qu'à la fin des années 1980. Vers le milieu de la décennie 1990 des organisations comme la Confédération nationale des retraités, la Fédération nationale des clubs d'aînés ruraux (800 000 adhérents), la Fédération nationale des associations de retraités et l'Union française des retraités (UFR) ont entamé des restructurations afin de devenir plus offensives face aux pouvoirs publics. En 2000, ces quatre fédérations revendiquant 1,8 million de membres se sont regroupées pour fonder la Confédération française des retraités (CFR). Dans un environnement marqué par de fortes tensions sur les budgets sociaux, ces organisations ont radicalisé leur répertoire d'actions. A tel point que l'UFR a appelé au vote sanction contre certains parlementaires et a organisé des manifestations nationales en 1996 et 1998.

La France évolue dans un contexte global de remise en question des politiques sociales. Depuis plus d'une décennie, les grandes institutions internationales (Banque mondiale, FMI), relayées par des leaders d'opinion, mettent en garde les pays riches contre les effets négatifs du vieillissement sur les équilibres mondiaux. Le budget consacré à la vieillesse par les Etats des nations riches exercerait une contrainte structurelle forte et particulièrement pernicieuse. D'abord, parce que le coût de cette politique affaiblirait leur compétitivité face aux pays émergents et plus jeunes, mais aussi parce qu'il limiterait la marge de manoeuvre des gouvernements en affectant une part importante des budgets publics à des dépenses « passives » d'indemnisation (retraite, santé, dépendance) plutôt qu'à la création de richesse (relance de l'emploi, soutien à l'investissement et à la recherche). La politique de la vieillesse devient alors un enjeu politique majeur. Certains travaux relayés par le FMI estiment que les dépenses consacrées aux personnes âgées dans les pays de l'OCDE devraient augmenter de près de 7 % du PIB entre 2000 et 2050 et que le vieillissement pourrait entraîner un ralentissement de la croissance du PIB par habitant, ainsi qu'une diminution de l'épargne et des investissements 2.