Les revendications identitaires mènent-elles à la violence?

Quelques exemples venus d'Amérique latine, où la violence politique est monnaie courante, montrent que toute lutte identitaire ne mène pas forcément au nationalisme, au racisme et à la négation de l'autre. Dans le cas des mouvements amérindiens, c'est même le contraire.

On associe fréquemment l'affirmation d'une identité culturelle à l'exercice de la violence et à l'exclusion de l'autre. De fait, les conflits qui mettent en jeu une identité collective peuvent susciter des violences extrêmes, comme on a pu le voir dans les Balkans, au pays basque, en Irlande... Au moment où j'écris ces lignes, un des débats qui occupent les Français tourne autour des rapports entre la question corse, la violence et la politique. Les propositions du gouvernement Jospin sont souvent interprétées, à tort ou à raison, comme une prime à la violence. Jacques Julliard, par exemple, dans un réquisitoire contre les accords de Matignon sur la Corse, évoque « l'immonde bête identitaire génératrice de tous les crimes » (Le Nouvel Observateur, août 2000). De même, le mouvement basque pour l'indépendance est associé à la violence terroriste. L'attentat contre le McDonald de Dinan a fait croire à une dérive semblable chez des militants bretons ultra-minoritaires, même si, dans sa quasi-totalité, le mouvement breton s'est distingué ces dernières décennies par un net rejet de la violence.

On pense facilement que les revendications identitaires, en particulier ethniques, sont porteuses de perspectives violentes qui un jour ou l'autre se traduisent par un passage à l'acte. Mais l'équation identité = guerre mérite d'être vérifiée plus précisément. L'observation des mouvements à base ethnique en Amérique latine permet de douter de sa nécessaire vérité. Depuis les années 60, des luttes indiennes sont apparues dans presque tous les pays de ce sous-continent. Elles ont fait irruption sur le devant de la scène dans plusieurs d'entre eux : Equateur, Bolivie, Colombie, Guatemala, Nicaragua, Mexique... Elles diffèrent selon les moments et les lieux mais présentent des traits communs suffisants pour qu'il soit possible de parler d'un véritable mouvement indien.

Mais ces luttes sont très différentes des rébellions indiennes du passé, le plus souvent réprimées dans le sang. Elles ne mobilisent pas des communautés traditionnelles constituées cherchant à se défendre de la domination coloniale. Elles naissent de la division et de l'ouverture irrémédiables des communautés et cherchent, non à restaurer le passé, mais à réinventer et à redéfinir la place des Indiens dans la société nationale. Leur objectif est de transformer en profondeur une culture politique latino-américaine bâtie sur l'exclusion ou l'intégration par le bas des Indiens. Ces mouvements visent à une démocratie qui combine, sans les confondre, droits culturels, sociaux et politiques. Ils différent profondément des communautarismes modernes caractérisés par des conduites antidémocratiques, fusionnelles et souvent violentes. Pourtant, certains de ces mouvements indiens ont pris les armes.

Nombre de mouvements indiens modernes se sont développés à l'écart des conflits armés, sinon de toute violence politique : depuis la formation du mouvement de formation de la fédération Shuar en Equateur, en 1964, jusqu'à la récente mobilisation des Mapuche du Chili. Mais d'autres, au Guatemala, au Nicaragua, en Colombie ou au Mexique (Chiapas), ont croisé des guerres internes, et certains y ont été impliqués.

publicité

Toutefois, on verra que ce recours à la violence politique ne s'est jamais fait sans l'intervention d'acteurs qui obéissaient à des logiques ne coïncidant que partiellement avec celles des Indiens. Des intermédiaires, ayant leurs entrées dans les communautés et appartenant à des institutions nationales ou internationales (militants d'organisations religieuses, membres d'ONG, promoteurs ruraux, activistes d'agences étatiques décentralisées), ont établi la jonction entre les Indiens et des acteurs politiques étrangers au départ à la communauté indienne.

D'autre part, les mouvements indiens modernes se sont construits au prix du déchirement des communautés, pour lesquelles le glissement dans la guerre a constitué une nouvelle rupture. L'entrée dans l'action violente n'a jamais été le développement d'un mouvement social préexistant, mais une réaction à son échec. La participation indienne à la guerre naît de sa décomposition et la précipite : impossibilité de conflictualiser le social, refoulement de l'identité, absence de perspectives politiques.

Guatemala : le mouvement indien broyé par la guerre

Les guérillas latino-américaines des années 60, inspirées de la révolution cubaine, prônant la lutte de classes et la libération nationale, ont pour la plupart ignoré les populations indiennes, ou bien ont échoué à les mobiliser. Toutefois, dans les deux décennies suivantes, elles y sont parfois parvenues, non par convergences de vues, mais parce que les populations indiennes ont rejoint les guérillas sous la contrainte ou pour se protéger de la répression exercée contre elles par les forces gouvernementales.