Les routes de l'intelligence

Bien qu’un tiers des chercheurs et ingénieurs formés dans les pays du Sud travaillent dans un pays du Nord, le phénomène dit de « fuite des cerveaux » est plus complexe qu’il y paraît.

Connaissez-vous un penseur contemporain venu du Sud ? Vous ne voyez pas ? Allez, cherchez bien. L’économiste Amartya Sen, dites-vous ? Bravo, vous avez pêché un Indien du premier coup ! Edward Saïd, l’initiateur des postcolonial studies ? Vous êtes en forme : un Palestinien après deux tentatives ! Oui, l’historien et politiste Achille Mbembe est bien camerounais, et Stuart Hall, figure de proue des cultural studies, jamaïcain d’origine… Bon, vous ne vous en êtes pas trop mal sorti. Pouvez-vous dire à présent dans quelles universités ces auteurs ont acquis leur notoriété ? Un conseil : si vous ne savez pas, répondez « une université américaine », vous ne risquez pas de vous tromper beaucoup. De tous les auteurs cités, seul S. Hall a mené l’intégralité de sa carrière hors des Columbia, Princeton ou Harvard : il est en effet resté à… Birmingham (Royaume-Uni).

Le retour de la « fuite des cerveaux »

Il est tentant de voir dans ces exemples l’illustration, dans le champ des sciences humaines, du dit phénomène de la « fuite des cerveaux ». Avancée dans les années 1950 dans une Angleterre préoccupée de voir ses chercheurs happés par les centres de recherche américains, reprise par les théoriciens latino-américains de la dépendance, qui voyaient dans l’émigration des chercheurs l’une des facettes du pillage des ressources du Sud par les économies du Nord, l’expression jouit d’une nouvelle jeunesse à l’heure de la mondialisation et de l’économie du savoir. Alors que la connaissance est devenue un enjeu économique stratégique, l’image se répand d’un marché mondial du savoir sillonné par les cerveaux, au gré des offres alléchantes des centres planétaires de la recherche et de l’innovation.
Cette vision trouve aisément à s’étayer. Les Indian Institutes of Technology (IIT), des écoles dispensant une formation prisée dans le monde entier, voient la moitié de leurs lauréats s’expatrier, le plus souvent vers les États-Unis : au total ce sont 85 000 informaticiens qui quittent l’Inde chaque année. Autre chiffre significatif, on estime qu’un tiers des ingénieurs et des chercheurs formés dans les pays en développement (PED) travaillent dans des pays industrialisés. De fait, aux États-Unis, les chercheurs issus des PED représentent près du cinquième des effectifs de la recherche-développement.
Si les États-Unis représentent un fort pôle d’attraction de ces « travailleurs du savoir » – 40 % des résidents étrangers y ont une éducation supérieure –, d’autres pays industrialisés tentent de leur livrer bataille sur ce terrain. Car les États constituent des acteurs majeurs de la captation du capital humain planétaire, rivalisant depuis la fin des années 1990 de dispositions favorables à l’immigration de travailleurs qualifiés. Depuis 2000, alors que les États-Unis relevaient de 70 % leurs quotas pour ces personnels, le programme allemand Green Card (sic) visait à attirer 20 000 experts des technologies de l’information, et le Royaume-Uni se préoccupait d’attirer de jeunes chercheurs étrangers et – inquiétude décidément récurrente – à retenir les siens. De quoi contextualiser les déclamations hexagonales en faveur d’une « immigration choisie ». De l’autre côté de la barrière, de faibles niveaux de rémunération, des conditions précaires de recherche – souvent héritées de la crise de la dette –, le faible développement d’activités de haute technologie sont autant d’éléments qui motivent les élites intellectuelles du Sud à émigrer vers des cieux plus cléments.

Un phénomène polycentrique

À la stricte opposition Nord-Sud qui continue d’imprégner les représentations de la mobilité des travailleurs du savoir, il convient pourtant de préférer une vision polycentrique du phénomène. La France ou le Canada, mais aussi l’Afrique du Sud ou le Mexique, sont à la fois émetteurs et récepteurs de matière grise. À l’échelle planétaire, cela donne un grand « jeu de la chaise vide (1) » : des médecins cubains partent en Afrique du Sud où ils occupent les places laissées vacantes par les soignants nationaux émigrés en Nouvelle-Zélande ou en Angleterre… De même, le Canada reçoit de nombreux chercheurs étrangers et voit un nombre conséquent des siens rejoindre les États-Unis. À un bout de cette vaste chaîne d’émigration, seuls ces derniers jouissent d’un solde positif d’entrée de travail qualifié avec l’ensemble de leurs partenaires. À l’autre bout, une grosse liste de pays pauvres voient nombre de leurs talents partir définitivement.
En dépit des préoccupations légitimes que suscite la migration des cerveaux, il demeure périlleux de l’assimiler purement et simplement à une saignée à vif des richesses humaines des pays concernés. La mobilité des hommes est de tout temps allée de pair avec l’activité scientifique. Celle-ci repose en effet sur le partage des méthodes d’investigation et d’expérimentation, ce qui implique pour les chercheurs des séjours prolongés au sein des « lieux à haute intensité de savoir », là où sont élaborées les normes de la pratique scientifique (2). La circulation des cerveaux devient préoccupante lorsqu’elle se traduit par un flux à sens unique. Les nouveaux pays industriels que sont notamment la Corée du Sud ou la Chine l’ont bien compris, qui investissent lourdement dans la recherche et l’enseignement supérieur favorisant ainsi le retour des fils prodigues.
Reste que ces bonnes dispositions concernent essentiellement les connaissances à fort potentiel économique, informatique et biotechnologies en tête. Si d’aucuns aimeraient à trouver dans les sciences humaines une série de savoirs facilement digérables par le système économique, la rentabilité de ces disciplines n’est pas à ce point manifeste que les grandes puissances s’arracheraient les penseurs du Sud. Nombre de ceux qui ont fait le grand voyage, à l’instar d’un S. Hall ou d’un A. Mbembe, aiment d’ailleurs plutôt se voir comme des empêcheurs de penser en rond.

 

 

NOTES

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(1) Jean‑Baptiste Meyer, David Kaplan et Jorge Charum, « Nomadisme des scientifiques et nouvelle géopolitique du savoir », Revue internationale des sciences sociales, n° 168, juin 2001.
(2) Ibid.