Pour la plupart des gens, la surdité évoque la perte d’un sens, celui de l’ouïe, et est associée au handicap que cela entraîne irrémédiablement. Plus que la cécité peut-être, la surdité fait peur car elle est synonyme d’isolement et de rupture sociale. De fait, la surdité interroge et interpelle depuis toujours : l’homme atteint de surdité peut-il développer un langage ? S’il ne le peut pas, peut-on le considérer comme membre à part entière de la collectivité humaine ? Pourtant, si l’on considère que le langage articulé est apparu entre 250 000 et 100 000 ans avant notre ère, c’est bien peu au regard de la « réciprocité des gestes 1 »estimée, elle, à 25 ou 30 millions d’années. Les primates sont principalement des animaux visuels : chez les hommes comme chez les singes, la vue est de loin le plus développé de tous les sens, l’ouïe comprise. La langue naturelle des Sourds est gestuelle. Appelée en France « langue des signes française » (LSF, elle n’est pas internationale), elle s’inscrit dans son prolongement. Elle est donc très ancienne même si elle a dû attendre le XVIIIe siècle pour être utilisée à des fins d’enseignement.
En France, l’article 75 de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées reconnaît la LSF comme une langue à part entière. Mais cette reconnaissance a été longtemps attendue.
La majuscule au mot « sourd » désigne donc une minorité culturelle et linguistique, comme il est d’usage de le faire pour nommer une entité ethnique ou culturelle. Celle des Sourds est la plupart du temps ignorée, voire niée. Cet usage orthographique n’est pas récent et a été initié par James Woodward, linguiste sourd de l’université Gallaudet, en 1972, à des fins de clarification. Il s’agit de distinguer ce point de vue déterministe et lié à la déficience physiologique, un point de vue majoritaire, d’une autre perspective qui est identitaire, linguistique et anthropologique. Cette identification est essentielle : les Sourds sont donc les locuteurs d’une langue minoritaire, à modalité visiogestuelle, et l’une de leurs caractéristiques est de ne pas entendre (ou de mal entendre). D’une déficience émergerait une culture ? N’est-ce pas inconcevable ? Dès 1834 pourtant, cette manière d’être au monde, de le percevoir sous un angle particulier a été revendiquée par le professeur sourd Ferdinand Berthier (1803-1886).
Les Sourds sont-ils éducables ?
Les langues gestuelles sont connues dès le Ve siècle avant notre ère, et ont été traitées jusqu’au milieu du XXe siècle comme le symptôme d’une sous-intelligence due à la surdimutité. Ainsi Aristote formalisait une opinion répandue en affirmant dans son Traité de la sensation et des choses sensibles que « les aveugles de naissance sont plus intelligents que les sourds-muets », justifiant par là un recours à la parole vocale indispensable. Pourtant, avant lui, Platon avait admis la nature langagière des gestes. Dans le dialogue entre Hermogène et Socrate, il écrit : « Si nous n’avions point de voix, ni de langue et que nous voulussions nous montrer les choses les uns aux autres, n’essaierions-nous pas comme le font les muets de les indiquer avec les mains, la tête et le reste du corps ? » Et son interlocuteur de reconnaître : « Il ne peut, je crois, en être autrement 2. » Une déduction logique qui laisse pantois, confrontée aux méthodes actuelles d’enseignement appliquées aux enfants sourds quelque vingt-six siècles plus tard…
L’abbé de l’Épée (1712-1789) a été le premier à revenir à cette évidence. C’est une rencontre, fortuite ou non, avec des sœurs jumelles sourdes qui le met sur la voie dans les années 1760. À la différence de ses prédécesseurs, pour la plupart précepteurs, il met alors l’accent sur une éducation collective : avant de rencontrer la surdité en tant que déficience, il a en effet été témoin de la communication par gestes entre les deux sœurs et gageons que cela a joué un rôle prépondérant dans les réflexions qui ont précédé cette mise en œuvre innovante. Ses réflexions empruntent à la philosophie des Lumières, notamment celle des sensualistes qui récusent l’innéisme des idées, comme le fait Étienne de Condillac dans son Traité des sensations (1754). Au départ simple action de bienfaisance, l’initiative de l’abbé de l’Épée a permis que l’éducation des Sourds soit institutionnalisée dès 1791 : la création de l’Institution des sourds-muets de Paris répond à la volonté de mettre en pratique le principe central de la Révolution, l’égalité de tous, et de permettre aux personnes sourdes d’accéder à la citoyenneté. Mais cette détermination égalitaire, qui se focalise exclusivement sur les moyens d’atteindre la norme, c’est-à-dire parler comme tout le monde, ne passe pas forcément par la langue des signes 3, et éloigne un peu plus les Sourds des droits civiques. L’abbé de l’Épée l’avait d’ailleurs fort bien compris : « Apprendre à des sourds et muets à parler n’est point une œuvre qui demande de grands talents ; elle exige seulement beaucoup de patience 4. »