Prendre au sérieux la question du sens du travail suppose d’en finir avec un vieux préjugé : pour beaucoup, le travail renvoie à la souffrance ; le mot lui-même dériverait d’ailleurs du latin « tripalium » – instrument de torture. Outre que cette étymologie est contestée 1, une telle approche doloriste exclut par principe la question du sens. La torture est subie ; elle inflige, par nature, le mal pour faire mal. Les sciences du travail (ergonomie, psychodynamique du travail…) privilégie une tout autre conception. Dans le sillage de Karl Marx, elles envisagent le travail comme une activité par laquelle les humains modifient le monde naturel et social et se transforment eux-mêmes.
De cette action de transformation, le travail tire son sens, qui comporte, selon le psychologue Christophe Dejours, trois grandes dimensions : le sens « par rapport à une finalité dans le monde objectif », le sens « par rapport à des valeurs dans le monde social » et le sens « par rapport à l’accomplissement de soi dans le monde subjectif » 2.
Ainsi, un travail a du sens s’il nous permet de nous sentir utile (utilité sociale), de nous reconnaître dans ce que nous faisons en respectant les règles du métier et l’éthique commune (cohérence éthique) et de développer nos habiletés et notre expérience (capacité de développement).
Comment ces dimensions s’incarnent-elles sur le terrain ? Nos recherches à partir des enquêtes nationales « Conditions de travail » de 2013 à 2016 de la Dares, conduites avant la crise sanitaire, révèlent que les métiers les plus riches en sens ne sont pas forcément, comme on pourrait s’y attendre, les plus prestigieux ou les mieux rémunérés : assistantes maternelles, aides à domicile, ouvriers qualifiés du BTP, employés administratifs et commerciaux du tourisme… Les métiers les plus démunis de sens, eux, sont souvent peu diplômés (ouvriers non qualifiés, caissières, agents de sécurité…) mais pas toujours (cadres de la banque et des assurances). En fait, il n’y a pas de lien évident entre niveau de qualification (ou salaire) et sens du travail. Le fait d’avoir un emploi au contact avec le public ou d’appartenir à une petite entreprise contribue, à l’inverse, à donner du sens au travail.
Les ouvriers comme les cadres
De même, travailler dans le secteur public ou associatif confère globalement plus de sens que dans le privé, même si les conflits éthiques sont aussi plus fréquents.
Cette dimension joue un rôle crucial sur le quotidien des travailleurs. Le manque de sens est le premier facteur de démission d’un salarié. Ceux ou celles qui ne peuvent ou n’osent pas partir ont tendance à développer davantage de troubles psychiques (symptôme dépressif, notamment) et d’absentéisme pour cause de maladie 3. Ce risque n’est pas n’est pas un « problème de riches ». Si les ouvriers trouvent globalement dans leur travail moins de sens, celui-ci a autant d’importance à leurs yeux que pour les cadres : face à une perte de sens, ils ont, comme les cadres, deux fois plus de chances de tomber en dépression. Les jeunes sont autant concernés que leurs aînés.