Les vertus paradoxales du conflit

La violence contemporaine doit se comprendre en lien avec le déclin des deux grands conflits qui structuraient les sociétés industrielles occidentales : la lutte des classes et la guerre froide.

Lorsque la vie au sein des sociétés industrielles s'organisait à partir du conflit fondamental entre le mouvement ouvrier et les maîtres du travail - la lutte des classes -, et lorsque les relations internationales, partout dans le monde, étaient surdéterminées par l'opposition majeure entre deux blocs que constituait la guerre froide, l'espace de la violence présentait des caractéristiques qui ne sont plus nécessairement de mise aujourd'hui. Nous parlons de conflit en un sens limité : celui d'un rapport, inégal, entre deux personnes, deux groupes, deux ensembles qui s'opposent au sein d'un même espace avec chacun pour objectif ou pour horizon non pas de liquider la partie adverse, et avec elle la relation elle-même, mais de modifier cette relation et tout au moins d'y renforcer sa position relative. Le conflit oppose des adversaires, susceptibles de stabiliser leur relation en l'institutionnalisant, en instaurant des règles de négociation, des modalités permettant de conjuguer le maintien d'un lien entre acteurs et leur opposition. Notre thèse générale est que, dans l'ensemble, le conflit, non seulement ne se confond pas avec la violence, mais tend pour l'essentiel à en être l'opposé.

Tout au long de l'ère industrielle, les sociétés qui en furent parties prenantes ont été animées par des contestations ouvrières relevant souvent d'un même principe général d'opposition, d'un conflit central d'autant moins violent que les acteurs contestataires étaient eux-mêmes puissants, capables de s'organiser dans la durée, de mettre en forme des engagements militants susceptibles de déboucher sur des revendications négociées ou des pressions politiques, sans pour au-tant abandonner de vastes projets de construction d'autres rapports sociaux.

L'expérience du mouvement ouvrier

La conscience ouvrière procède de la privation ou de la dépossession dont souffrent les ouvriers à qui il est interdit ou difficile d'avoir la maîtrise de leurs oeuvres et de contrôler leur production. Elle porte aussi un projet, l'appel à une autre société. Elle est affirmation d'une subjectivité malheureuse, en même temps que capacité de se projeter vers l'avenir, d'inventer d'autres perspectives que celles qu'offre le présent, hic et nunc - elle sait imaginer des lendemains qui chantent.

Cette capacité est surtout portée par des ouvriers qualifiés, qui, du fait du principe positif que leur apporte un métier, un savoir-faire, ont une certaine fierté, la conviction d'avoir une utilité sociale, de mériter le respect ; ils sont plutôt enclins à la négociation. Différemment, livrés à eux-mêmes, les ouvriers non qualifiés sont, plus que d'autres, portés à la révolte sans lendemain, à l'explosion de colère. Comme l'avait montré Alain Touraine au milieu des années 60, et comme l'a confirmé une recherche conduite avec lui vingt ans plus tard 1, la conscience ouvrière a trouvé son maximum d'intégration et sa plus haute capacité d'action dans les situations où la conscience fière des ouvriers qualifiés et la conscience prolétarienne des ouvriers non qualifiés se rencontraient et s'articulaient l'une à l'autre, en particulier dans les grandes entreprises taylorisées qui ont dominé l'industrie, de l'entre-deux-guerres jusque dans les années 70.