Les villes à la conquête du monde

Partenaires dans l’échange, rivales sur les mers, les villes européennes n’ont eu de cesse d’intégrer des fractions croissantes du globe dans leurs réseaux commerciaux. Actrices décisives des mondialisations d’hier, elles reprennent leurs droits aujourd’hui.

Depuis que les villes existent, elles sont les nœuds essentiels de la puissance. Capitales impériales, cités-Etats, carrefours marchands ou centres de savoir et de création artistique, souvent plusieurs choses à la fois, les villes concentrent les pouvoirs et les richesses, tracent les routes de l’échange, scandent les rythmes de la production et de l’échange, lancent les offensives et signent les traités. On avait fini par l’oublier, tant la géopolitique et l’économie internationale nous avaient habitués à nous représenter les affaires planétaires comme les relations entre ces blocs bariolés que sont, dans nos vieux atlas, les Etats-nations. Dans le monde global qui s’édifie sous nos yeux, pourtant, de nouvelles géographies se dessinent, tissées par des réseaux de managers, de fonctionnaires, de militants ou d’immigrés qui transcendent les espaces nationaux. Pratiquement à chaque nœud de ces filets planétaires, on trouve une métropole : Londres, New York, Tokyo, mais aussi Mumbay, Shanghai, Buenos Aires… La mondialisation prend appui sur un vaste archipel de villes (1).

 

A L’origine des réseaux de villes

Ce grand retour des villes invite à revenir sur leurs pas, se remémorer leur histoire, afin de mettre en perspective leur rôle contemporain. Remontons d’abord à l’Europe médiévale et à la relation particulière qui s’y noue entre les cités marchandes et les pouvoirs politiques. Et de fait, les premières à étendre leurs ramifications commerciales à l’échelle planétaire ont été des villes européennes et non indiennes ou chinoises.

La plupart des villes européennes que nous connaissons aujourd’hui sont nées entre l’an 1000 et 1250. Pendant cette période, l’Europe se déforeste, une myriade de petites villes fortifiées apparaît, centres de commerce et d’artisanat. Les échanges se développent entre les villes industrieuses du Nord et les villes marchandes du Sud, « deux pôles géographiquement et électriquement différents qui s’attirent (2) ». Une vaste région d’ateliers textiles qui s’étend d’Amsterdam aux rives de la Seine propose ses draps contre le blé, mais aussi les épices et les soieries précieuses ramenées par les négociants italiens d’Amalfi, de Gênes ou de Venise. Au début du xiiie siècle, les transactions s’effectuent sur les foires de Champagne qui se tiennent tout au long de l’année, à Troyes, Provins, Bar-sur-Aube ou Lagny. Bientôt cependant, en voulant contrôler ces foires, les rois de France repoussent les routes commerciales vers l’est, jetant les bases d’un arc européen constitué d’une nuée de cités marchandes entre lesquelles circulent incessamment des marchandises, des pièces de monnaie, des lettres de change. Cet ensemble urbain part de Londres, englobe Bruges et Anvers, s’épaissit au niveau des villes germaniques de la Hanse et file jusqu’aux cités-Etats italiennes, Milan, Gênes ou Venise. Ses ramifications s’étendent le long des routes commerciales que les cités italiennes ont ouvertes à travers la Méditerranée.

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L’expérience européenne n’est cependant pas un cas isolé. Au début du IIe millénaire, l’Inde comprend un nombre comparable de villes de plus de 100 000 habitants, les grandes villes d’alors. Quant à la Chine, elle possède des métropoles de plus de 400 000 habitants et est nettement plus urbanisée que l’Europe, puisque selon les estimations de Paul Bairoch, entre 10 et 13 % de la population vivait alors dans des villes de plus de 5 000 habitants, contre 6 à 7 % en Europe (3). Si l’essor des villes traduit toujours un progrès des techniques agricoles (les paysans peuvent nourrir une population urbaine en plus d’eux-mêmes), les Occidentaux devront attendre le XVIIe ou le XVIIIe siècle pour posséder les savoir-faire que la Chine possédait au XIe siècle : rotation des terres, sélection des semences, irrigation… Quant au commerce, les échanges et la monétarisation étaient incomparablement plus avancés en Chine qu’en Europe. Jusqu’au XVIIIe siècle, la Chine demeurera la grande puissance du monde, sans pourtant déborder de son assise régionale (4).