Les visions des chamanes d'Amazonie

Présent notamment dans certaines sociétés traditionnelles d'Amazonie ou de Sibérie, le chamane est l'intermédiaire entre le monde des humains et celui des esprits. Au cours de ses «voyages» - qu'il effectue parfois sous hallucinogènes -, il découvre un monde d'esprits peuplé de formes géométriques, de couleurs, de lumières, d'apparitions d'animaux... Avant de retracer l'expérience chamanique, il nous faut d'abord présenter qui sont les chamanes, et qu'entend-on aujourd'hui par ce terme?

Dans les années 50, Mircea Eliade proposait de voir dans le chamanisme l'expérience religieuse à l'état brut et de le définir comme une technique de l'extase 1. D'autres chercheurs l'ont associé à une forme élémentaire de religion, ou plus fondamentalement à une thérapeutique. On s'accorde aujourd'hui à définir le chamanisme comme un système de pensée et d'action propre aux sociétés de chasseurs, mais que l'on trouve, plus ou moins modifié, dans d'autres types de sociétés 2. Il n'a en tout cas rien de commun avec les variantes New Age qui se propagent depuis quelques décennies dans les pays occidentaux. Dans les sociétés traditionnelles, où les rapports entre nature et culture ne sont pas pensés en termes de rupture mais de continuité, où la séparation entre les êtres et les choses du monde est floue, voire ignorée, la fonction chamanique essentielle est d'assurer la bonne gestion des relations entre l'univers des humains et celui des esprits. L'idée qui gouverne cet échange repose sur la croyance que les esprits (végétaux, animaux ou autres) non seulement détiennent ou contrôlent l'ensemble des connaissances sur la nature, mais sont dotés à l'égal des humains d'un principe spirituel propre, rendant possible la communication avec eux. Rien d'étonnant donc à ce que la fonction chamanique s'exerce en priorité dans les domaines touchant l'obtention des ressources naturelles (abondance du gibier, croissance des plantes, etc.) et la guérison des maladies. Mais à l'inverse des phénomènes de possession où le lieu de rencontre avec les esprits se situe dans le corps, le chamanisme implique un « voyage » dans le monde des esprits.

Dans ce système particulier de relation au monde et aux entités qui le peuplent et le gouvernent, certains individus - que l'on a convenu d'appeler par commodité « chamane » (terme d'origine toungouse, Sibérie orientale) - occupent une position centrale. En apparence guère différent des autres membres du groupe, le chamane est un homme ou une femme qui aura montré au cours de son existence des signes annonçant une élection sous forme de maladies, de rêves ou de visions (encore que dans plusieurs régions du monde, l'entrée en fonction relève plutôt d'une quête volontaire). Mais qu'il s'agisse d'élection « divine », de recherche volontaire ou d'héritage (procédure moins fréquente de transmission héréditaire de la charge), le novice doit subir une initiation (allant de quelques jours à plusieurs années) sous la conduite d'un maître, d'un esprit ou de l'âme d'un chamane défunt manifestée dans un rêve, selon des combinaisons qui associent parfois l'intervention des trois. L'initiation consiste, le plus souvent, en une série d'épreuves ponctuées par des états de transe vécus comme autant de « voyages » dans le monde des esprits. Les techniques pour induire ces états qui conditionnent le contact avec les esprits sont multiples (danse, musique, prise d'hallucinogènes...) et souvent accompagnées de restrictions alimentaires et sexuelles, voire d'un isolement prolongé. Plusieurs accessoires facilitent également le « voyage » tels le tambour et le hochet, dont les sons reproduisent la voix des esprits ou transportent l'esprit du chamane , et la canne ou le bâton qui permettent l'«envol ». Ailleurs, il s'agit de cordelettes que l'on fait passer à travers le nez et l'arrière-gorge pour la retirer par la bouche, symbolisant le voyage céleste. C'est en tout cas au cours de cet apprentissage que le futur élu recevra des esprits, par le biais d'images visuelles ou sonores, le savoir, les techniques et les attributs de sa fonction (chants, costumes, esprits auxiliaires et armes magiques, entre autres). Mais en quoi consistent précisément ces images ? Que voit-on au juste ? Les visions sont-elles si différentes des images perçues dans les rêves pour faire preuve d'une si grande efficacité dans le traitement des maladies ou la résolution des conflits ? L'exemple du chamanisme amazonien, où l'ingestion de substances hallucinogènes est fréquente, servira d'horizon pour une réflexion sur le statut et la spécificité des productions visuelles dans ce type de société.