Depuis le début des années 2010, nous assistons à une dynamique féministe de politisation des enjeux corporels féminins. À partir de la question des règles, la mise au grand jour de sujets associés aux organes génitaux a entraîné une série de revendications en lien avec la sexualité, sur le versant positif de la conquête du plaisir, comme sur le versant négatif de la lutte contre les violences sexuelles. Le mouvement #MeToo a de ce point de vue constitué un tournant, conférant à ces nouveaux combats intimes une légitimité à l’échelle de la société tout entière. Ce sont ensuite les questions en lien avec la maternité qui ont été saisies par la nouvelle génération de militantes, qu’elles concernent la grossesse ou ses suites. Enfin, depuis peu, on observe une série d’initiatives concernant le vieillissement, autour notamment du thème de la ménopause. Ce que je nomme « bataille de l’intime » marque une relance des luttes très incarnées menées par les pionnières de la deuxième vague féministe dans les années 1960-1970. Elle en constitue également un approfondissement : après le privé, c’est l’intime qui est devenu politique.
Littéraire aussi, ainsi qu’en témoigne la parution soutenue de romans qui sondent et qui déplient les pistes corporelles ouvertes par les féministes. Il se trouve qu’ils sont tous écrits par des femmes. Ces sujets ne peuvent s’écrire qu’au prisme de l’expérience vécue, non pas tant parce qu’ils seraient nécessairement autobiographiques, mais parce que l’accès aux bouleversements, transformations et dévastations dont le corps féminin est le lieu ne se donne pas à entendre autrement que par la voix des femmes. C’est de cette explosion d’une littérature incarnée en prise avec les enjeux féministes contemporains dont je voudrais ici rendre compte.
Enfance abusée
La thématique des violences sexuelles en constitue le cœur palpitant. En en faisant un objet de littérature, les romancières ont ouvert un espace de partage et de réparation pour celles et ceux qui vivaient jusque-là leurs agressions dans le silence et l’indifférence. C’est ce que souligne Lola Lafon, autrice du très beau et très marquant Chavirer (2020), dans lequel elle retrace le parcours de Cléo, victime à 13 ans d’une machination prédatrice dissimulée derrière une fondation accompagnant des jeunes filles rêvant de devenir danseuses, et qui trouvera le courage, à l’âge adulte, d’affronter la violence subie et de contribuer, avec les autres victimes, à en révéler la dimension systémique. Outre la puissance de ce texte qui rend lisible, et donc visible, ce qui ne se disait pas et qui devait se taire, c’est l’ampleur du phénomène, sa banalité et sa quotidienneté qui sont mises au jour.