Depuis leur création, les organisations intergouvernementales ont toujours essuyé des crises. Néanmoins sévit aujourd’hui dans le multilatéralisme un profond malaise. Celui-ci résulte d’une conjoncture défavorable, avec les vagues néopopulistes nourrissant des réflexes souverainistes hostiles aux organisations intergouvernementales. Comment cette crise se manifeste-t-elle ? Quelles en sont les conséquences ? Peut-on repérer des marges de manœuvre pour les organisations intergouvernementales* (OIG) dans une telle configuration ?
Répondre à ces questions suppose d’abord de comprendre comment les organisations intergouvernementales se sont formées. Les premières sont nées au 19e siècle autour d’enjeux très techniques relatifs aux transports (commission centrale pour la navigation du Rhin, 1815) ou plus généralement des communications qui accompagnent la première mondialisation : Union télégraphique internationale (1865), Union générale des postes (1874), Union météorologique mondiale (1878). C’est l’ère des unions administratives qui donne corps aux services internationaux d’intérêt commun. Depuis lors, l’évolution des OIG ne se résume pas à un accroissement numérique (de 37 en 1909 à presque 300 aujourd’hui). Elle se caractérise par quatre tendances majeures.
Les grandes évolutions depuis le 19e siècle
Les OIG voient d'abord leur champ de compétence s’élargir progressivement sous l’effet des deux guerres mondiales. La guerre et la paix, jusque-là appréhendées au prisme exclusif de la souveraineté des États, font l’objet de délibérations et de concertations entre ces derniers. En d’autres termes, les OIG investissent le domaine politique de la sécurité internationale. Cette première tendance participe d’une volonté d’instaurer une nouvelle pratique diplomatique éloignée du secret et de l’équilibre des puissances. La sécurité collective doit désormais primer. Si l’esprit de la Société des nations impulsé en 1919 par le président américain Wilson – lecteur assidu du Projet de paix perpétuelle de Kant – se délitera progressivement, celui de l’Onu parvient à cantonner les guerres interétatiques depuis 1945. Ainsi, l’article 2§4 de la charte de San Francisco stipule : « Les États renoncent à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de manière incompatible avec les buts des Nations unies. »
La deuxième évolution tient à la mondialisation économique qui s’accélère après la Seconde Guerre mondiale. Les OIG participent d’un effort global de régulation, à l’instar des institutions de Bretton Woods en 1944. Afin d’éviter les affres de l’entre-deux-guerres ayant entraîné des réponses étatiques non concertées par rapport à la crise de 1929, le Fonds monétaire international (FMI) et ce qui deviendra progressivement la Banque mondiale vont instituer un système de changes fixes ainsi qu’une aide au développement afin de se réapproprier le processus même de mondialisation économique.
La troisième évolution relève de l’inclusion de nouveaux acteurs. Elle présente deux formes complémentaires. La première tient aux effets de la décolonisation, à savoir l’intégration des nouveaux États indépendants au cœur des institutions multilatérales. Ce processus entraîne un basculement majeur du point de vue de la composition des OIG, lesquelles ne sont plus exclusivement animées par les États occidentaux. La seconde forme réside dans la coopération renforcée avec les acteurs de la société civile. La charte de San Francisco avait déjà reconnu un statut consultatif aux organisations non gouvernementales (art. 71), permettant à celles-ci de diffuser information et expertise sur leurs domaines de compétence auprès du Conseil économique et social de l’organisation. Cette ouverture s’est renforcée à travers la communication des entreprises privées autour des valeurs des Nations unies (Global compact initié par Kofi Annan en 1999), la mise en place de partenariats public-privé en vue de mettre en œuvre les politiques publiques internationales, voire la participation des acteurs privés directement à la délibération (Comité de la sécurité alimentaire mondiale) ainsi qu’à la décision (conseil d’administration du Fonds mondial de la lutte contre le sida).
La quatrième évolution correspond à la régionalisation du monde, autrement dit à l’essor d’organisations régionales. Celles-ci se sont déployées à partir de deux séquences distinctes. Après 1945, elles apparaissent selon une logique défensive que ce soit à la faveur des indépendances fraîchement acquises (Organisation de l’unité africaine) ou bien de l’affrontement Est-Ouest (pacte de Varsovie). Suite à la dislocation du bloc communiste, une seconde vague de régionalisations apparaît au cours des années 1990 (plus d’une vingtaine entre 1989 et 1999), dont l’ambition principale est l’insertion économique et commerciale des anciens pays de l’Est dans le marché mondial. La coopération dans ces domaines tend à l’emporter sur les processus d’intégration supranationale fondée sur des transferts de prérogatives souveraines. Aujourd’hui, tous les continents sont travaillés par cette dynamique régionale.