Management libéral : les pièges de l'autonomie

Exaltant l’autonomie et l’épanouissement personnel sur fond d’intensification du travail, le management contemporain suscite bien des interrogations. Les valeurs qu’il invoque sont-elles le vecteur de nouvelles dominations ? Ou traduisent-elles une évolution des pratiques sociales qui dépasse la seule sphère du travail ?
Autonomie, responsabilisation, réalisation de soi sont les mots d’ordre de la littérature managériale contemporaine. Certes, celle-ci est à l’entreprise à peu près ce que la collection Arlequin est à l’amour. Il n’empêche, les valeurs mises en avant dans l’entreprise contemporaine mettent au défi les sociologues. Comment, se demandent-ils, des valeurs longtemps associées au projet moderne d’émancipation ont-elles pu à ce point mal tourner qu’elles sont invoquées à tout bout de champ par les élites du capitalisme ?
Pour Luc Boltanski et Eve Chiapello (1), ce devenir inattendu résulte en définitive de la crise des pouvoirs disciplinaires dont 1968 et ses prolongements ont été le moment fort. Le rejet de la hiérarchie bureaucratique et du travail parcellisé se traduisait par un absentéisme croissant, les entreprises auraient été contraintes à changer les méthodes d’organisation du travail en accordant plus de place à l’autonomie des salariés. Le nouveau credo managérial sur l’« autonomie » et la « responsabilité » aurait parachevé cette adaptation. En « récupérant » les mots d’ordre de 1968, elle pouvait susciter l’adhésion d’une nouvelle génération de cadres. Le défaut de cette analyse est cependant, observe Danilo Martuccelli, de s’en tenir à une conception classique de la domination (2) : le « nouvel esprit du capitalisme » de L. Boltanski et E. Chiapello ne serait en définitive qu’une reformulation de l’idée d’« idéologie dominante », vecteur de l’adhésion des masses au système d’exploitation capitaliste.

Le labyrinthe de verre

Or, pour D. Martuccelli, plutôt que la métaphore du voile occultant aux yeux des dominés la véritable nature du système, l’image du labyrinthe de verre convient mieux aux sociétés contemporaines : tout y est visible, mais les contraintes n’en opèrent pas moins. Ce qu’il convient de penser, c’est la manière dont l’autonomie, la responsabilisation, la réalisation de soi sont incorporées dans de nouveaux dispositifs, subtils agencements de discours et de coercitions, qui encadrent l’agir des salariés. On risque alors de découvrir, avec David Courpasson, que la firme « postmoderne » entretient beaucoup plus d’affinités qu’il n’y paraît avec l’entreprise bureaucratique (3). Censé incarner l’horizontalité de la firme-réseau, le « management par projet » repose par exemple, avance ce sociologue, sur des procédures de décision beaucoup plus centralisées que prévu : l’autonomie des participants au projet tient souvent à la latitude dont ils disposent pour honorer les directives, parfois contradictoires, décidées en haut lieu.
Au-delà d’une éventuelle « récupération » managériale des slogans de 1968, c’est plus largement la destinée du projet moderne et son effet sur les pratiques sociales que propose d’analyser Eva Illouz (4). Pour elle, l’une des composantes les plus notables de la modernité est la psychologie, dont l’entrée en force dans le monde de l’entreprise date au moins des années 1920. Avec l’école des ressources humaines d’Elton Mayo, le langage de l’affectivité acquiert droit de cité dans l’espace public de la firme. Cela induit une redéfinition de l’attitude des managers, « incités à intégrer à leur personnalité des qualités dites féminines, par exemple une certaine sensibilité aux émotions, la capacité à maîtriser certains mouvements d’humeur et à écouter les autres avec une certaine forme de sympathie ». Dès lors, « l’éthique de la communication » devient le nouvel « esprit de l’entreprise ».
Dans les années 1960, Carl Rogers et la psychologie humaniste popularisent une vision simpliste de la psyché : chaque individu porte en soi un désir enfoui de réalisation personnelle qui ne demande qu’à être encouragé. D’où une nouvelle mission pour le manager, créer un environnement favorable à l’épanouissement de ses salariés. Et un nouveau devoir pour ces derniers, le développement personnel. A chacun de cultiver son « capital émotionnel », cette capacité à gérer ses émotions et celles des autres, pour le plus grand bien d’organisations dont l’activité mobilise de manière croissante les aptitudes relationnelles des salariés. Doit-on alors, comme le propose Valérie Brunel (5), voir dans le développement personnel le fondement d’un nouveau modèle de pouvoir, où grâce à la « surveillance bienveillante » des pairs et à l’évaluation empathique des managers-coaches, l’entreprise parvient à obtenir de ses salariés les comportements qu’elle attend d’eux ? Ou bien convient-il plutôt, comme y incite E. Illouz, de quitter la perspective foucaldienne et d’analyser les « usages » que les individus font de la psychologie ? Etudier par exemple comment les individus mettent à profit leur capital émotionnel pour négocier leur place dans l’entreprise, autant que pour gérer leurs relations intimes – pour le meilleur et pour le pire.